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rité exercèrent une influence calmante sur ses nerfs. Le petit homme, se mettant bien à l’aise dans son coin, lui adressa la parole.

« Avez-vous supporté beaucoup de misère, bârine ? » lui dit-il. Il y avait dans sa voix traînante un tel accent de simplicité et d’affectueuse bonté, que Pierre, au moment de lui répondre, sentit les larmes le gagner. Le petit homme le devina, et, pour lui donner le temps de se remettre, il continua : « Eh ! mon ami, ne prends donc pas ça à cœur !… On souffre une heure et l’on vit un siècle. Dieu merci, nous ne sommes pas encore morts ! Parmi les hommes il y en a de bons et de mauvais ! » Et, tout en parlant, il se leva vivement et s’éloigna.

« Ah ! coquin, te voilà donc revenu ? dit tout à coup cette voix sympathique, à l’autre bout de la baraque. « Ah ! ah ! tu es revenu, tu as bonne mémoire, » continua l’homme en repoussant de la main un petit chien qui sautait après lui ; il revint à sa place, en tenant à la main un paquet enveloppé d’un chiffon.

« Voilà, bârine, vous mangerez, n’est-ce pas ? dit-il en défaisant le paquet et en offrant à Pierre des pommes de terre cuites au four. Nous avons eu une soupe à midi, mais ces pommes de terre sont excellentes ! »

Rien que l’odeur fit déjà plaisir à Pierre, qui n’avait pas mangé de la journée ; il le remercia en acceptant.

« Eh bien, ça va ? » dit le petit homme en prenant une pomme de terre à son tour.

Il la coupa en deux, la saupoudra d’un peu de sel pris dans le chiffon et la lui offrit.

« C’est une bonne chose que les pommes de terre. Mangez-en. » Et Pierre crut n’avoir jamais rien mangé de meilleur !

« Tout cela n’est rien, dit-il, mais pourquoi ont-ils fusillé ces malheureux ?… le dernier n’avait que vingt ans !

— Chut ! chut ! murmura le petit homme. Dites donc, bârine, pourquoi êtes-vous resté à Moscou ?

— Je ne croyais pas qu’ils viendraient si vite. J’y suis resté par hasard.

— Et comment donc se sont-ils emparés de toi ? dans ta maison ?

— J’étais allé voir l’incendie, c’est là qu’ils m’ont pris et condamné comme incendiaire.

— L’injustice est là où est la justice, dit le petit homme.

— Et toi, tu es depuis longtemps ici ?

— Moi ? depuis dimanche ; on m’a tiré de l’hôpital.

— Tu es donc soldat ?