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chasseur ; l’un se signait, l’autre se grattait le dos en grimaçant un sourire. Quand on leur eut bandé les yeux et qu’on les eut attachés au poteau, douze soldats sortirent des rangs d’un pas ferme, et se placèrent à huit pas devant eux. Pierre détourna la tête pour ne pas voir ce qui allait se passer. Tout à coup une décharge retentit ; elle lui sembla plus formidable qu’un violent coup de tonnerre ; Pierre regarda, et il aperçut, au milieu d’un nuage de fumée, les Français pâles et tremblants qui étaient occupés autour de la fosse. On amena deux autres condamnés, dont le regard suppliant semblait demander aide et secours, comme s’ils ne pouvaient admettre qu’on leur enlevât la vie ! Pierre détourna encore une fois la tête ; un bruit plus assourdissant frappa son oreille. La poitrine oppressée, il jeta un coup d’œil sur ceux qui l’entouraient, et lut sur toutes les figures le même sentiment de stupeur, d’horreur et de révolte, qui bouillonnait dans son cœur.

« Qui donc est cause de tout cela ? Ils souffrent tous comme moi ! murmurait-il.

— Tirailleurs du 86e, en avant ! » s’écria-t-on.

Le 5e, son voisin, fut emmené seul. Pierre ne comprit pas, tant sa terreur était profonde, que lui et les autres étaient sauvés, et qu’ils n’avaient été conduits là que pour assister au supplice. Le cinquième, l’ouvrier en lévite, se rejeta violemment en arrière à l’attouchement des soldats et se cramponna à Pierre ; Pierre tressaillit et s’arracha à l’étreinte de ce malheureux, qui ne pouvait plus se tenir sur ses jambes : on l’avait saisi par les bras et on le traînait. Il criait à tue-tête, mais, une fois devant le poteau, il se tut, comme s’il comprenait que ses cris étaient inutiles, ou comme s’il espérait qu’on l’épargnerait. La curiosité de Pierre l’emporta sur l’horreur, il ne détourna pas la tête, et ne ferma pas les yeux ; l’émotion qu’il éprouvait, et qu’il sentait partagée par la foule, était arrivée à son paroxysme. Le condamné, devenu calme, boutonna sa lévite, frotta ses pieds nus l’un contre l’autre et arrangea lui-même le nœud du bandeau. Puis, lorsqu’on l’eut adossé au poteau sanglant, il se redressa tout droit, se mit d’aplomb sur ses jambes, sans rien perdre de sa tranquillité, Pierre suivait ses moindres mouvements sans pouvoir en détacher les yeux. Il faut supposer qu’il y eut un commandement de donné et qu’à ce commandement répondirent douze coups de fusil, mais il ne put jamais se rappeler plus tard les avoir entendus ; il vit tout d’un coup le corps de l’ouvrier s’affaisser,