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Conduit avec ses compagnons non loin du monastère, vers une grande maison blanche qui occupait le côté droit de la place, au milieu d’un vaste jardin, il la reconnut pour celle du prince Stcherbatow, dont il était un des habitués, et où logeait actuellement le maréchal prince d’Eckmühl, ainsi qu’il l’apprit par les propos des soldats. On les introduisit un à un : Pierre était le n° 6. Il traversa une galerie vitrée, un vestibule, et entra enfin dans un cabinet long et bas de plafond, qui lui était familier, et à la porte duquel se tenait un aide de camp. Davout, assis à l’autre bout de la chambre, les lunettes sur le nez, tout occupé à déchiffrer un papier déployé sur une table, ne leva pas les yeux.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il à voix basse en s’adressant à Pierre, qui s’était arrêté tout près de lui.

Celui-ci ne répondit rien ; il n’en avait pas la force, car, pour lui, Davout n’était pas simplement un général français, mais un homme dont la cruauté était connue ; en regardant cette figure dure et froide, rappelant celle d’un pédagogue sévère qui daigne témoigner quelque patience en attendant la réponse demandée, il comprenait que chaque seconde d’hésitation pouvait lui coûter la vie ; mais que dire ? Répéter ce qu’il avait répondu au premier interrogatoire lui paraissait inutile ; révéler son nom et sa position était dangereux et honteux ! Le silence se prolongeait ; mais, sans lui donner le temps de le rompre, Davout releva la tête, ôta ses lunettes, fronça les sourcils et le regarda fixement.

« Je connais cet homme, » dit-il d’une voix dont l’accent rude et heurté était calculé pour effrayer l’accusé.

Pierre frissonna.

« Non, général, vous ne pouvez pas me connaître, je ne vous ai jamais vu…

— C’est un espion russe, dit Davout en l’interrompant et en s’adressant à un autre général.

— Non, monseigneur, reprit Pierre avec une soudaine vivacité, en se souvenant que Davout était prince. Non, monseigneur, vous ne pouvez pas me connaître. Je suis officier de la milice et je n’ai pas quitté Moscou.

— Votre nom ? reprit le maréchal.

— Besoukhow.

— Qu’est-ce qui me prouvera que vous ne mentez pas ?

— Monseigneur ! » s’écria Pierre d’une voix plutôt suppliante qu’offensée.