Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

silence la fin de la péroraison de son chef, et, mécontent de ces dernières paroles, il l’interrompit vivement :

« Il faut aller chercher des gabions, » dit-il gravement.

L’officier eut l’air confus, ayant compris sans doute que si l’on pouvait penser à ceux qui ne seraient plus là le lendemain, on ne devait pas du moins en parler :

« Eh bien ! alors envoie la troisième compagnie, répondit-il vivement… À propos, qui êtes-vous, vous ? Êtes-vous un docteur ?

— Moi, non, je suis venu par curiosité… »

Et Pierre descendit la colline, et repassa devant les miliciens.

« La voilà ! on l’apporte, on l’apporte !… la voilà, ils viennent ! » s’écrièrent plusieurs voix.

Officiers, soldats et miliciens s’élancèrent sur la grand’route. Une procession sortait de Borodino et s’avançait sur la hauteur.

« C’est notre sainte mère qui vient, notre protectrice, notre sainte mère Iverskaïa !

— Non pas, c’est notre sainte mère de Smolensk, » reprit un autre.

Les miliciens, les habitants du village, les terrassiers de la batterie, jetant là leurs bêches, coururent à la rencontre de la procession. En avant du cortège, sur la route poudreuse, l’infanterie marchait tête nue et tenant ses fusils la crosse en l’air : derrière elle on entendait les chants religieux. Puis venaient le clergé dans ses habits sacerdotaux, représenté par un vieux prêtre, les diacres, des sacristains et des chantres. Soldats et officiers portaient une grande image, à visage noirci, enchâssée dans l’argent : c’était la sainte image qu’on avait emportée de Smolensk, et qui, depuis lors, suivait l’armée. À gauche, à droite, en avant, en arrière, marchait, courait, et s’inclinait jusqu’à terre la foule des militaires. La procession atteignit enfin le plateau de la colline. Les porteurs de l’image se relayèrent : les sacristains agitèrent leurs encensoirs, et le Te Deum commença. Les rayons du soleil dardaient d’aplomb, une fraîche et légère brise se jouait dans les cheveux de toutes ces têtes découvertes et dans les rubans qui ornaient l’image, et les chants s’élevaient vers le ciel avec un sourd murmure. Dans un espace laissé libre derrière le prêtre et les diacres, se tenaient en avant des autres les officiers supérieurs. Un général chauve, la croix de Saint-Georges au cou, im-