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cou ne songeait ni à ce qu’elle abandonnait, ni à l’incendie qu’elle laissait derrière elle, et encore moins à se venger des Français ; elle pensait au trimestre de la solde, à l’étape prochaine, à Matrechka la vivandière, et ainsi de suite…

Nicolas Rostow, que la guerre avait encore trouvé au service, prenait par cela même, mais sans s’arrêter à une idée préconçue et sans se livrer à de sombres réflexions, une part active et sérieuse à la défense de la patrie. Si on lui avait demandé quelle était son opinion sur l’état du pays, il aurait nettement répondu qu’il n’avait pas à s’en préoccuper, que Koutouzow et d’autres avec lui étaient là pour penser à sa place ; il ne savait qu’une chose : on complétait les cadres des régiments, on se battrait encore longtemps, et dans les circonstances actuelles il était probable qu’il serait nommé chef de régiment. Grâce à cette manière d’envisager la question, il ne regretta même pas de ne s’être pas trouvé à la dernière bataille, et il accepta avec plaisir la commission d’aller à Voronège pour la remonte de la division.

Peu de jours avant la bataille de Borodino, Nicolas reçut les instructions et l’argent nécessaires, envoya un hussard en avant, prit des chevaux de poste et se mit en route.

Celui qui a passé plusieurs mois dans l’atmosphère des camps pendant une campagne peut seul comprendre la jouissance qu’éprouva Nicolas en quittant le rayon occupé par les trains de bagages, les hôpitaux, les dépôts de vivres et les fourrageurs. Lorsqu’il fut hors du camp, et loin des incidents peu élégants de la vie journalière du bivouac, lorsqu’il vit des villages, des paysans, des maisons de propriétaires, des champs, du bétail qui y paissait en liberté, des maisons des postes avec leurs surveillants endormis, il ressentit une telle joie qu’il lui sembla voir tout cela pour la première fois. Ce qui surtout le frappa agréablement, ce fut de rencontrer des femmes jeunes et fraîches, sans le cortège habituel d’une dizaine d’officiers occupés à leur faire la cour, mais flattées et souriantes des amabilités de l’officier voyageur. Enchanté de lui-même et de son sort, il arriva la nuit à Voronège, s’arrêta à l’auberge et y commanda tout ce qui lui avait manqué à l’armée ; le lendemain, après s’être bien rasé, après avoir endossé l’uniforme de grande tenue, qui n’avait pas vu le jour depuis longtemps, il alla rendre ses devoirs aux autorités de la ville.

Le commandant de la milice, homme d’un certain âge, fonc-