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Anna Pavlovna en souriant de son propre enthousiasme. Nous appartenons à des camps différents, mais cela ne m’empêche pas d’avoir pour elle toute l’estime qu’elle mérite… Elle est si malheureuse !… »

Un jeune homme imprudent, supposant que ces paroles soulevaient un coin du voile qui abritait le secret de la comtesse se permit de faire observer que le charlatan italien était bien capable d’administrer à sa malade des remèdes dangereux.

« Vos informations peuvent être meilleures que les miennes, dit Mlle Schérer en prenant à partie le jeune homme, mais je sais de bonne source que ce médecin est un homme très savant et très habile. C’est le médecin particulier de la reine d’Espagne ! »

Lui ayant ainsi dit son fait, elle se tourna du côté de Bilibine, qui était en train de faire un bon mot sur le dos des Autrichiens.

« Je trouve cela charmant, disait-il en parlant d’un certain document diplomatique qui accompagnait l’envoi de drapeaux autrichiens pris par Wittgenstein, le héros de Pétropol (ainsi qu’on l’appelait à Pétersbourg).

— Qu’est-ce donc ? » lui demanda Anna Pavlovna, avec l’intention de provoquer un silence qui lui permît de répéter le mot qu’elle connaissait déjà.

Il s’empressa d’en profiter, et cita les paroles textuelles de la dépêche qu’il avait du reste composée lui-même : « L’Empereur renvoie les drapeaux autrichiens, drapeaux amis égarés qu’il a trouvés hors de la route[1].

— Charmant, charmant ! dit le prince Basile.

— C’est peut-être la route de Varsovie, » dit tout haut le prince Hippolyte. On se retourna pour le regarder, car ces paroles n’avaient aucun sens. Il répondit à cet étonnement général par un air d’aimable satisfaction. Il ne comprenait pas plus que les autres ce qu’il avait dit, mais il avait remarqué, dans sa carrière diplomatique, que des phrases prononcées de cette façon passaient parfois pour très spirituelles ; aussi avait-il à tout hasard jeté les premiers mots qui s’étaient trouvés au bout de sa langue, en se disant : « Il en sortira peut-être quelque chose de très bien ; dans le cas contraire, il se trouvera toujours quelqu’un qui en tirera parti. » Le pénible silence qui suivit son mot fut interrompu par l’entrée

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)