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III

Pierre gravit la colline dont le docteur lui avait parlé. Il était onze heures du matin ; le soleil éclairait presque d’aplomb, à travers l’air pur et serein, l’immense panorama du terrain accidenté qui se déroulait en amphithéâtre sous ses yeux. Sur sa gauche montait en serpentant la grand’route de Smolensk, qui traversait un village avec son église blanche, couché à cinq cents pas en avant au pied du mamelon : c’était Borodino ! Un peu plus loin, la route franchissait un pont, et continuait à s’élever jusqu’au village de Valouïew, à cinq ou six verstes de distance ; au delà de ce village, occupé en ce moment par Napoléon, elle disparaissait dans un bois épais qui se dessinait à l’horizon : au milieu de ce massif de bouleaux et de sapins brillaient au soleil une croix dorée et le clocher du couvent de Kolotski. Dans ce lointain bleuâtre, à gauche et à droite de la forêt et du chemin, on distinguait la fumée des feux de bivouacs et les masses confuses de nos troupes et des troupes ennemies. À droite, le long des rivières Kolotcha et Moskva, le pays accidenté offrait à l’œil une succession de collines et de replis de terrain, au fond desquels on apercevait au loin les villages de Besoukhow et de Zakharino, à gauche d’immenses champs de blé, et les restes fumants du village de Séménovski.

Tout ce que Pierre voyait sur sa gauche aussi bien que sur sa droite était tellement vague, que rien des deux côtés ne répondait à son attente : point de champ de bataille comme il se l’imaginait, mais de vrais champs, des clairières, des troupes, des bois, la fumée des bivouacs, des villages, des collines, des ruisseaux, de sorte que malgré tous ses efforts il ne pouvait parvenir à découvrir, dans ces sites riants, où était exactement notre position, ni même à discerner nos troupes de celles de l’ennemi : « Il faut que je m’en informe, » se dit-il, et, se tournant vers un officier qui regardait avec curiosité sa colossale personne, aux allures si peu militaires :

« Auriez-vous l’obligeance, lui demanda Pierre, de me dire quel est ce village qui est là devant nous ?

— C’est Bourdino, n’est-ce pas ? demanda l’officier en s’adressant à son tour à un camarade.