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Pierre, guidé par la petite domestique, s’en approcha, mais les soldats l’arrêtèrent.

« On ne passe pas !

— Ici, ici, petit oncle, s’écria la fillette ; nous traverserons la ruelle, venez ! »

Pierre se retourna en faisant de grandes enjambées pour la rejoindre : elle prit à gauche, dépassa trois maisons, et entra par la porte cochère de la quatrième :

« C’est ici, là, tout près ! »

Traversant la cour, elle ouvrit une petite porte et, s’arrêtant sur le seuil, elle lui indiqua une maisonnette qui était toute en flammes. Une muraille s’était déjà effondrée, l’autre brûlait encore, et le feu s’élançait par toutes les ouvertures, par les fenêtres, par le toit. Pierre s’arrêta involontairement, suffoqué par la chaleur.

« Laquelle de ces maisons est la vôtre ?

— Celle-là, celle-là ! hurla l’enfant. C’est là que nous demeurions… Et tu es brûlée, notre trésor adoré, Katia, ma demoiselle bien-aimée, » recommença à crier Aniska, se croyant obligée, à la vue de l’incendie, de faire preuve de ses sentiments.

Pierre se rapprocha du brasier, mais la chaleur le repoussa, il fit quelques pas en arrière et se trouva en face d’une maison plus grande, dont le toit flambait d’un seul côté. Quelques Français s’agitaient alentour. Il ne devina pas tout d’abord ce qu’ils faisaient là ; néanmoins, apercevant l’un d’eux qui frappait un paysan du plat de son sabre pour lui arracher une pelisse de renard, il comprit qu’ils pillaient, mais cette pensée ne fit que traverser son esprit. Le craquement des murailles et des plafonds qui s’écroulaient, le sifflement des flammes, les cris de la foule, les noirs tourbillons de fumée traversés par des pluies d’étincelles et des gerbes de feu qui semblaient lécher les murs, la sensation d’asphyxie et de chaleur, la rapidité des mouvements qu’il était obligé de faire, tout provoqua chez Pierre la surexcitation que font éprouver habituellement ces désastres. L’effet fut sur lui si violent qu’il se sentit aussitôt délivré des pensées dont il était obsédé. Jeune, résolu et alerte, il fit le tour de la petite maison qui brûlait ; au moment d’y entrer, il fut arrêté par des cris suivis d’un craquement et de la chute de quelque chose de lourd qui tomba avec bruit à ses pieds. Il leva les yeux, et vit des Français qui venaient de jeter par la fenêtre une commode remplie d’objets