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côtés, en cherchant à qui parler, mais il ne rencontrait que des figures inconnues ; des militaires de toute arme regardaient avec étonnement son chapeau blanc et son habit vert. Après avoir fait quatre verstes, il aperçut enfin un visage de connaissance, qu’il s’empressa d’interpeller : c’était un des médecins en chef de l’armée, accompagné d’un aide ; sa britchka venait à la rencontre de Pierre ; il le reconnut aussitôt, et fit un signe au cosaque assis sur le siège à côté du cocher, pour lui dire de s’arrêter.

« Monsieur le comte ? Comment vous trouvez-vous ici, Excellence ?

— Mais le désir de voir, voilà tout !

— Oui, oui ! ? Oh ! il y aura certainement de quoi satisfaire votre curiosité ! »

Pierre descendit pour causer plus à l’aise avec le docteur, et lui parler de son intention de prendre part à la bataille ; le docteur lui conseilla de s’adresser directement à Son Altesse le commandant en chef.

« Autrement vous resterez ignoré et perdu, Dieu sait dans quel coin ? Son Altesse vous connaît et vous recevra affectueusement. Suivez mon conseil, vous vous en trouverez bien. »

Le docteur avait l’air fatigué et pressé.

« Vous croyez ? demanda Pierre ; indiquez-moi donc notre position.

— Notre position ? Oh ! ce n’est pas ma partie ; quand vous aurez dépassé Tatarinovo, vous verrez : on y remue des masses de terre ; montez sur la colline, et d’un seul coup d’œil vous embrasserez toute la plaine.

— Vraiment ! mais alors si vous… »

Le docteur l’interrompit en se rapprochant de sa britchka.

« Je vous y aurais conduit avec plaisir, je vous le jure, mais, continua-t-il en faisant un geste énergique, je ne sais plus où donner de la tête : je cours chez le chef de corps, car savez-vous où nous en sommes ? Demain on livre bataille ; or sur cent mille hommes on doit compter vingt mille blessés, n’est-ce pas ? Eh bien, nous n’avons ni brancards, ni hamacs, ni officiers de santé, ni médecins, même pour six mille ; nous avons bien dix mille télègues, mais vous comprenez qu’il nous faut autre chose, et l’on nous répond : « faites comme vous pourrez !… »

En ce moment, Pierre pensa que sur ces cent mille hommes