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rêter. La montagne formait à cet endroit, au-dessus d’un coude de la route, un avancement à l’abri du soleil. Il y faisait froid et humide, bien que ce fût une belle et claire matinée du mois d’août. Une des charrettes qui contenaient les blessés s’arrêta à deux pas de Pierre. Le conducteur, en chaussures de tille, accourut essoufflé, ramassa une pierre qu’il glissa sous les roues de derrière et arrangea le harnais de son cheval ; un vieux soldat, le bras en écharpe, qui suivait à pied, le maintint d’une main vigoureuse, et, se retournant vers Pierre :

« Dis donc, pays, va-t-on nous laisser tous crever ici, ou nous traînera-t-on jusqu’à Moscou ? »

Pierre, absorbé dans ses réflexions, n’entendit pas la question ; ses regards se portaient tantôt sur le régiment de cavalerie arrêté par le convoi, tantôt sur la charrette qui stationnait à côté de lui ; il y avait dans cette charrette trois soldats, dont l’un était blessé au visage : sa tête, enveloppée de linges, laissait voir une joue dont le volume atteignait la grosseur d’une tête d’enfant ; les yeux tournés vers l’église, il faisait de grands signes de croix. L’autre, un conscrit blond et pâle, semblait n’avoir plus une goutte de sang dans sa figure amaigrie, et regardait Pierre avec un bon et doux sourire. La figure du troisième, à demi couché, était invisible. Des chanteurs du régiment de cavalerie frôlèrent en ce moment la charrette, en fredonnant leurs joyeuses chansons, auxquelles répondait le bruyant carillon des cloches. Les chauds rayons du soleil, en éclairant le plateau de la montagne, égayaient le paysage, mais à côté de la télègue des blessés et du cheval essoufflé, à côté de Pierre, il faisait sombre, humide et triste dans le renfoncement ! Le soldat à la joue enflée regardait de travers les chanteurs.

« Oh ! oh ! les élégants ! murmura-t-il d’un ton de reproche. — J’ai vu autre chose que des soldats aujourd’hui… j’ai vu des paysans qu’on poussait en avant, dit celui qui était appuyé à la charrette, en s’adressant à Pierre avec un triste sourire : … On n’y regarde plus de si près à présent… c’est avec le peuple tout entier qu’on veut les refouler… Il faut en finir ! »

Malgré le peu de clarté de ces paroles, Pierre en comprit le sens, et y répondit par un signe affirmatif.

La route se déblaya. Pierre put descendre la montagne et se remettre en voiture. Chemin faisant, il jetait les yeux des deux