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« Vous m’avez sauvé la vie. Vous êtes Français ! » dit-il.

C’était bien là le langage d’un Français. Un Français seul pouvait accomplir une grande action, et c’en était une sans contredit, et une des plus grandes, que d’avoir sauvé la vie à M. Ramballe, capitaine au 18e dragons. Malgré tout ce que cette opinion pouvait avoir de flatteur pour lui, Pierre s’empressa de le détromper.

« Je suis Russe, répondit-il rapidement.

— À d’autres, reprit le capitaine en faisant de la main un geste d’incrédulité. Vous me conterez tout cela plus tard… Charmé de rencontrer un compatriote… Qu’allons-nous faire de cet homme ? » poursuivit-il en s’adressant à Pierre comme à un camarade, car, du moment qu’il l’avait bel et bien proclamé Français, il n’y avait plus rien à répliquer.

Pierre lui expliqua de nouveau qui était Makar Alexéïévitch, comment ce fou lui avait enlevé un pistolet chargé, et il lui réitéra sa prière de ne pas le punir.

« Vous m’avez sauvé la vie ! répéta son interlocuteur en gonflant sa poitrine et en faisant un geste majestueux. Vous êtes Français, vous me demandez sa grâce, je vous l’accorde !… Qu’on emmène cet homme ! » ajouta-t-il, et, s’emparant du bras de Pierre, il entra avec lui dans la chambre.

Les soldats qui étaient entrés au bruit du coup de pistolet se montraient tout prêts à faire justice du coupable, mais le capitaine les arrêta d’un air sévère.

« On vous appellera quand on aura besoin de vous… allez ! »

Les soldats s’éloignèrent, pendant que le planton, qui avait fait une tournée à la cuisine, s’approchait de son supérieur.

« Capitaine, lui dit-il, ils ont de la soupe et du gigot de mouton, faut-il vous l’apporter ?

— Oui, et le vin avec. »

XXIX

Pierre crut de son devoir de renouveler à son compagnon l’assurance qu’il n’était pas Français et voulut se retirer, mais celui-ci était si poli, si aimable, si bienveillant, qu’il n’eut pas le courage de refuser son invitation, et ils s’assirent tous deux