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L’état physique de Pierre correspondait à son état moral. La nourriture grossière qu’il avait prise pendant ces derniers jours, l’eau-de-vie dont il s’était abreuvé, l’absence de vin et de cigares, l’impossibilité de changer de linge, les nuits inquiètes et sans sommeil passées sur un canapé trop court, tout contribuait à entretenir chez lui une irritabilité qui touchait à la folie.


Il était deux heures de l’après-midi, les Français étaient à Moscou. Pierre le savait, mais, au lieu d’agir, il ne pensait qu’à son projet et en pesait les moindres détails. Ce n’était pas sur l’acte lui-même que ses rêveries se concentraient, ni sur la mort possible de Napoléon, mais sur sa propre mort, sur son courage héroïque, qu’il se représentait avec un attendrissement mélancolique. « Oui, je dois le faire, se disait-il… moi seul pour tous ! je m’en approcherai ainsi… et tout à coup… emploierai-je un pistolet ou un poignard ?… Peu importe !… Ce n’est pas moi, mais le bras de la Providence qui le frappera !… » Et il pensait aux paroles qu’il prononcerait en tuant Napoléon : « Eh bien, prenez-moi, menez-moi au supplice ! poursuivait-il avec fermeté en relevant la tête.

Au moment où il s’abandonnait à ces divagations, la porte du cabinet s’ouvrit, et il vit apparaître sur le seuil la personne, si calme d’habitude, et aujourd’hui méconnaissable, de Makar Alexéïévitch. Sa robe de chambre flottait autour de lui, sa figure rouge était ignoble à voir, on devinait qu’il était ivre. À la vue de Pierre, une légère confusion se peignit sur ses traits, mais il reprit courage en remarquant son embarras, et s’avança vers lui en titubant sur ses jambes grêles.

« Ils ont eu peur ! lui dit-il d’une voix enrouée et amicale, je leur ai dit : je ne me rendrai pas… J’ai bien fait, n’est-ce pas ?… » Puis il s’arrêta en apercevant le pistolet sur la table, s’en empara tout à coup, et s’élança vivement hors de la chambre.

Ghérassime et le dvornik l’avaient suivi pour le désarmer, tandis que Pierre regardait avec pitié et dégoût ce vieillard à moitié fou, qui, la figure contractée, retenait l’arme de toutes ses forces, en criant d’une voix rauque :

« Aux armes ! à l’abordage !… tu mens… tu ne l’auras pas !

— Voyons, calmez-vous, je vous en prie !… Soyez tranquille ! » répétait Ghérassime en essayant de le saisir par les coudes et de le pousser dans une chambre.