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jour un appel général. En dépit de toutes ces mesures, ces hommes, qui hier formaient l’armée, se répandaient partout dans cette cité déserte à la recherche des riches approvisionnements et des jouissances matérielles qu’elle leur offrait encore, et ils y disparaissaient comme l’eau qui s’infiltre dans le sable. Les soldats de cavalerie, qui entraient dans une maison de marchands abandonnée avec tout ce qu’elle contenait, avaient beau y trouver des écuries plus spacieuses qu’il leur était nécessaire, ils ne s’emparaient pas moins de la maison voisine, qui leur semblait plus commode ; certains même accaparaient plusieurs maisons à la fois, et se hâtaient d’écrire sur la porte, avec un morceau de craie, par qui elles étaient occupées, et les hommes des différentes armes finissaient par se quereller et s’injurier. Avant même d’être installés, ils couraient examiner la ville, et, sur ouï-dire, se portaient là où ils croyaient trouver des objets de valeur. Leurs chefs, après avoir vainement cherché à les arrêter, se laissaient à leur tour entraîner à commettre les mêmes déprédations. Les généraux eux-mêmes se rassemblaient en foule dans les ateliers des carrossiers, pour y choisir, ceux-ci une voiture, ceux-là une calèche. Les quelques habitants qui n’avaient pu fuir offraient aux officiers supérieurs de les loger, dans l’espoir d’éviter par là le pillage. Les richesses abondaient, on n’en voyait pas la fin, et les Français se figuraient que dans les quartiers qu’ils n’avaient pas explorés ils en découvriraient encore de plus grandes. Ainsi, l’envahissement d’une ville opulente par une armée épuisée eut pour conséquence la destruction de cette armée même et la destruction de la ville, et le pillage et l’incendie en furent le résultat fatal.


Les Français attribuent l’incendie de Moscou au patriotisme féroce de Rostoptchine, les Russes à la sauvagerie des Français ; mais, en réalité, on ne saurait en rendre responsables ni Rostoptchine ni les Français, et les conditions dans lesquelles la ville se trouvait en furent seules la cause. Moscou a brûlé comme aurait pu brûler n’importe quelle ville construite en bois, abstraction faite du mauvais état des pompes, qu’elles y fussent restées ou non, comme n’importe quel village, fabrique ou maison qui auraient été abandonnés par leurs propriétaires et envahis par les premiers venus. S’il est vrai de dire que Moscou fut brûlé par ses habitants, il est incontestable aussi qu’il le fut, non par ceux qui y étaient restés, mais par le fait