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aux portes de Koutaflew, qui étaient barricadées par des poutres et des planches. Deux coups de fusil en partirent au moment où ils s’en approchaient. Le général qui se tenait auprès des canons leur cria quelques mots, et tous, officiers et soldats, retournèrent en arrière. Trois autres coups retentirent, et un soldat fut blessé au pied. À cette vue, la volonté arrêtée d’engager la lutte et de braver la mort se peignit sur tous les visages, et en chassa l’expression de calme et de tranquillité qu’ils avaient un moment auparavant. Depuis le maréchal jusqu’au dernier soldat, tous comprirent qu’ils n’étaient plus dans les rues de Moscou, mais bien sur un nouveau champ de bataille, et au moment peut-être d’un combat sanglant. Les pièces furent pointées, les artilleurs avivèrent leurs mèches, l’officier commanda : « Feu ! » Deux sifflements aigus se firent entendre simultanément, la mitraille s’incrusta avec un bruit sec dans la maçonnerie des portes, dans les poutres, dans la barricade, et deux jets de fumée se balancèrent au-dessus des canons. À peine l’écho de la décharge venait-il de s’éteindre, qu’un bruit étrange passa dans l’air : une quantité innombrable de corbeaux s’élevèrent croassant au-dessus des murailles, et tourbillonnèrent en battant lourdement l’espace de leurs milliers d’ailes. Au même instant un cri isolé partit de derrière la barricade, et l’on vit surgir, au milieu de la fumée qui se dissipait peu à peu, la figure d’un homme, en caftan et nu-tête, tenant un fusil et visant les Français.

« Feu ! » répéta l’officier d’artillerie, et un coup de fusil retentit en même temps que les deux coups de canon. Un nuage de fumée masqua la porte, rien ne bougea plus, et les fantassins s’en rapprochèrent de nouveau. Trois blessés et quatre morts étaient couchés devant l’entrée, tandis que deux hommes s’enfuyaient en longeant la muraille.

« Enlevez-moi ça, » dit l’officier en indiquant les poutres et les cadavres. Les Français achevèrent les blessés, et en jetèrent les cadavres par-dessus la muraille. Qui étaient ces gens-là ? personne ne le sut. M. Thiers seul leur a consacré ces quelques lignes : « Ces misérables avaient envahi la citadelle sacrée, s’étaient emparés des fusils de l’arsenal, et tiraient sur les Français. On en sabra quelques-uns, et l’on purgea le Kremlin de leur présence[1] . »

  1. En français dans le texte. M. Thiers applique ce terme de « misérables » aux forçats. Voir, pour le complément de sa phrase, t. XIV, page 373. (Note du trad.)