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d’en craindre quand même on aurait annoncé l’abandon de la ville après Borodino, au lieu de soutenir le contraire, de distribuer des armes, et de prendre ainsi toutes les mesures capables d’entretenir l’effervescence de la population.

Rostoptchine était d’un tempérament sanguin et emporté, il avait toujours vécu et agi dans les hautes sphères administratives, aussi ne connaissait-il pas, malgré son véritable patriotisme, le peuple qu’il s’imaginait tenir en main. Depuis l’entrée de l’ennemi dans le pays, il se complaisait à jouer le rôle du moteur dirigeant et suprême dans le mouvement national du cœur de la Russie. Il s’imaginait guider non seulement les actes matériels des habitants, mais encore leurs dispositions morales, au moyen de ses affiches et de ses proclamations écrites dans un style de cabaret dont le peuple ne fait aucun cas dans son milieu, et qui le déconcerte à plus forte raison sous la plume de ses supérieurs. Ce rôle lui plaisait, il s’y était complètement identifié, et la nécessité d’y renoncer avant d’avoir accompli un exploit héroïque le surprit à l’improviste. Il sentit le terrain manquer sous ses pieds, et il ne sut plus quelle conduite tenir. Bien qu’il l’eût pressenti depuis longtemps, jusqu’au dernier moment il refusa de croire à l’abandon de Moscou et ne fit rien en vue de cette éventualité. C’était contre sa volonté que les habitants quittaient la ville, et ce n’était qu’avec une extrême difficulté qu’il accordait aux fonctionnaires l’autorisation de mettre en sûreté les archives des tribunaux.

Toute son énergie, toute son activité tendaient à entretenir dans la population la haine patriotique et la confiance en soi-même, dont il était imbu plus que personne. Quant à juger jusqu’à quel point cette énergie et cette activité furent comprises et partagées par le peuple, c’est là une question qui n’est pas encore résolue. Mais lorsque les événements prirent, en se développant, leurs véritables proportions historiques, lorsque les paroles furent impuissantes pour exprimer la haine de l’ennemi et qu’il ne fut plus possible de l’épancher dans l’ardeur d’une bataille, lorsque la confiance en soi-même ne suffit plus à la défense de Moscou, lorsque tout le peuple s’écoula comme un torrent en emportant son bien, et en manifestant, par cet acte négatif, la force du sentiment national dont il était animé, alors le rôle choisi par le comte Rostoptchine se trouva soudain un non-sens, et il se sentit seul, faible, ridicule, et d’autant plus irrité, qu’il se sentait coupable. Tout ce que Moscou contenait lui avait été confié, et rien ne pouvait plus