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messager de Mme Bazdéïew, qui était forcée de partir pour la campagne, le priait de sa part d’accepter la garde des livres du défunt.

« Ah oui ! c’est bien, tout de suite… ou plutôt va lui dire que je viens, » répondit Pierre, qui, aussitôt seul, saisit son chapeau, et se glissa dans le corridor par une porte dérobée.

Il ne rencontra personne, et parvint ainsi jusqu’au premier palier, d’où il aperçut le suisse qui se tenait debout devant l’entrée. S’engageant alors dans un escalier de service qui menait à la cour, il la traversa sans être remarqué. Mais, en débouchant par la porte cochère, il fut obligé de passer devant les dvorniks et les cochers, qui le saluèrent respectueusement. Pierre, pour éviter ces regards curieux, fit alors comme l’autruche qui cache sa tête dans un fourré, et croit ne pas être vue ; il regarda de côté, doubla le pas et se mit à marcher rapidement.

Après mûre réflexion, ce qui lui parut le plus urgent fut d’aller voir les papiers et les livres qu’on désirait lui confier. Il prit le premier isvostchik venu et lui donna l’adresse de la veuve Bazdéïew, qui demeurait aux étangs du Patriarche. Il regardait de côté et d’autre les files de véhicules qui emmenaient les partants, et s’appliquait à ne pas dégringoler du vieux droschki disloqué qui s’avançait lentement avec un bruit de ferraille : Pierre éprouvait la joyeuse sensation d’un gamin échappé de l’école. Il lia conversation avec l’isvostchik ; l’autre lui raconta qu’on faisait au Kremlin une distribution d’armes, que le lendemain on enverrait toute la population au delà de la barrière des Trois-Montagnes, et que là aurait lieu une grande bataille. Arrivé aux étangs, Pierre eut quelque peine à retrouver la maison, où il n’était pas venu depuis longtemps. Ghérassime, le même petit vieillard à figure ridée et sans barbe qu’il avait vu cinq ans auparavant à Torjok, répondit au coup qu’il frappa à la porte.

« Est-on à la maison ? demanda Pierre.

— Les événements ont forcé madame et ses enfants à se réfugier dans leur bien de Torjok.

— Laisse-moi entrer tout de même : il faut que je mette les livres en ordre.

— Venez, venez, monsieur… Le frère du défunt — que le Ciel ait son âme ! — est resté ici, mais il est bien faible, vous savez. »