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un kopeck de notre maison, et tu veux encore dilapider ce qui reste de la fortune de tes enfants ! Tu m’as dit toi-même que tout notre mobilier valait cent mille roubles ? Eh bien, mon cher, je ne tiens pas à l’abandonner ; tu feras comme tu voudras, mais je n’y consens pas. C’est au gouvernement à prendre soin des blessés. Regarde là-bas, en face, chez les Lopoukhine : on a tout emporté… c’est ainsi qu’agissent les gens raisonnables, et nous, nous sommes des imbéciles… De grâce, aie pitié de tes enfants si tu n’as pas pitié de moi ! »

Le comte baissa la tête, et quitta la chambre d’un air désespéré.

« Papa, qu’est-ce donc ? demanda Natacha, qui était entrée sur les talons du comte dans la chambre de sa mère, et qui avait tout entendu.

— Ce n’est rien, cela ne te regarde pas, lui répondit son père.

— Mais j’ai tout entendu, papa : pourquoi maman refuse-t-elle ?

— Qu’est-ce que cela te fait ? » reprit le comte avec irritation.

Natacha se retira dans l’embrasure de la fenêtre d’un air soucieux.

« Papa, voilà Berg qui est arrivé. »

XVI

Berg, le gendre des Rostow, aujourd’hui colonel et décoré du Saint-Vladimir et le Sainte-Anne au cou, occupait toujours la même place, commode et agréable, auprès du chef d’état-major du second corps. Il était arrivé de l’armée à Moscou le matin même du 1er septembre, sans y avoir à faire rien de particulier. Mais, ayant remarqué que tout le monde demandait à y aller, il fit comme tout le monde et obtint un congé pour affaires de famille. Berg, assis dans son élégant droschki attelé d’une paire de chevaux bien nourris, pareils à ceux qu’il avait vus chez le prince X., descendit de sa voiture et examina avec curiosité les charrettes qui encombraient la cour de l’hôtel de son beau-père. En montant les degrés du perron, il tira de sa poche un mouchoir d’une blancheur immaculée et