Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ception qui touchait presque à la réalité, il crut entendre le grondement du canon, la chute des projectiles, les gémissements des blessés, sentir le sang et la poudre, et il éprouva une sensation de terreur irréfléchie. Il ouvrit les yeux et releva la tête. Tout était calme autour de lui. Seul un domestique militaire causait devant la porte cochère avec le dvornik ; au-dessus de sa tête, dans l’angle des poutres équarries du hangar, des pigeons effarouchés par ses mouvements agitèrent leurs ailes ; à travers une fente on entrevoyait le ciel pur et étoilé, et l’odeur pénétrante du foin, du goudron et du fumier faisait vaguement rêver à la paix et aux rustiques travaux : « Je remercie Dieu que ce soit fini ! Quelle terrible chose que la peur, et quelle honte pour moi de m’y être laissé aller !… Et « Eux », eux qui ont été fermes et calmes jusqu’au dernier moment ! « Eux », c’étaient les soldats, ceux de la batterie, ceux qui lui avaient donné à manger, ceux qui priaient devant l’image ! Pour lui, dans sa pensée, ils se détachaient de tout le reste des hommes : « Être soldat, simple soldat, se disait Pierre, entrer dans cette vie commune, y prendre part de tout son être, se pénétrer de ce qui les pénètre !… Mais comment se débarrasser de ce fardeau diabolique et inutile qui pèse sur mes épaules ? J’aurais pu le faire autrefois, fuir la maison de mon père, et même, après le duel avec Dologhow, j’aurais pu être fait soldat ! » Et dans son imagination il revit le banquet du club, la provocation de Dologhow, son entretien à Torjok avec le Bienfaiteur, et Anatole, et Nevitsky, et Denissow, et tous ceux qui avaient joué un rôle dans sa vie défilèrent confusément devant lui. Lorsqu’il se réveilla, la lueur bleuâtre de l’aube glissait sous l’appentis, et une légère gelée blanche pailletait les poteaux : « Ah ! c’est déjà le jour ! » se dit Pierre, qui se rendormit dans l’espérance de comprendre les paroles du Bienfaiteur, qu’il avait entendues en rêve. L’impression qu’elles lui avaient laissée était si vive, que longtemps après il s’en souvint. Il demeura d’autant plus persuadé qu’elles avaient été réellement prononcées, qu’il ne se sentait pas capable de donner cette forme à sa pensée : « La guerre, lui avait dit cette voix mystérieuse, est pour la liberté humaine l’acte de soumission le plus pénible aux lois divines… La simplicité du cœur consiste dans la soumission à la volonté de Dieu, et « Eux » sont simples ! « Eux » ne parlent pas, mais agissent… La parole est d’argent, le silence est d’or… Tant que l’homme redoute la mort, l’homme est un esclave… Celui qui ne la