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d’une demi-bouteille de son bordeaux favori. Le vin et la course lui donnèrent des couleurs, ses yeux s’animèrent, et, emmailloté dans sa bonne et chaude fourrure, il ressemblait à un enfant que l’on mène promener.

Tchekmar, maigre, les joues creuses, ayant aussi terminé sa besogne, examina son maître, avec lequel il ne faisait qu’une âme depuis trente ans, et, le voyant d’humeur si agréable, se prépara à entamer avec lui une conversation aussi agréable que son humeur. Un troisième personnage à cheval, un vieillard à barbe blanche, en cafetan de femme, portant une coiffure très élevée, s’approcha d’eux sans bruit et s’arrêta un peu en arrière du comte, c’était le bouffon Nastacia Ivanovna.

« Eh bien, Nastacia Ivanovna, lui dit tout bas le comte en clignant de l’œil, prends garde ; si tu as le malheur d’effrayer la bête, tu auras affaire à Danilo.

— J’ai, moi aussi, bec et ongles, répliqua Nastacia Ivanovna.

— Chut, chut ! » fit le comte.

Et, se tournant vers Sémione, il ajouta :

« As-tu vu Nathalie Ilinischna ?… où est-elle ?

— Elle est avec son frère près des halliers de Yarow, voilà un plaisir pour elle, et c’est une demoiselle pourtant !

— N’est-ce pas étonnant de la voir à cheval, Sémione, hein ? Comme elle monte, on dirait un homme !

— Comment ne pas s’en étonner ?… Peur de rien, et si ferme en selle !

— Et Nicolas, où est-il ?

— Au-dessus de Liadow… Pas de danger, il connaît les bons endroits, et quel cavalier ! Nous nous en émerveillons parfois avec Danilo, poursuivit Sémione, qui aimait à faire la cour à son maître.

— Oui, oui, comme il est bien en selle, hein ?

— Il est à peindre ! l’autre jour, par exemple, dans la plaine de Zavarzine, lorsqu’il forçait à fond de train le renard, sur un cheval de mille roubles ! Quant au cavalier, il n’y a pas de prix pour lui ! Un beau garçon comme celui-là, on chercherait longtemps sans en dénicher un autre !

— Oui, oui, répéta le comte, oui, oui !… »

Et, relevant les pans de sa fourrure, il fouilla dans sa poche pour en retirer sa tabatière.

« Et l’autre jour, reprit Sémione, en voyant tout le plaisir qu’il faisait à son maître, à la sortie de l’église, lorsque Mikhaël Sidorovitch l’a rencontré en grande tenue… »