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l’amour sans bornes qu’il porte à sa créature. Il me semble que dans son angélique pureté elle aurait manqué de la force nécessaire pour remplir dignement ses devoirs de mère, tandis, que comme épouse elle a été irréprochable. Elle aura sans doute obtenu là-haut une place que je n’ose espérer pour moi et, nous a laissé, à mon frère surtout, le plus tendre regret et le plus doux souvenir. Sans parler de ce qu’elle y aura gagné, cette mort si précoce, si effrayante, a eu, malgré son amertume, la plus bienfaisante influence sur le prince André et sur moi ! Ces pensées, que j’aurais chassées avec terreur à cette époque fatale, ne se sont développées en moi que plus tard, et à présent leur clarté a dissipé le doute dans mon cœur. Je vous écris tout cela, chère amie, pour qu’à votre tour vous ouvriez vos yeux et votre âme à la vérité évangélique, qui est devenue la règle de ma vie. Il ne tombe pas un cheveu de notre tête sans la volonté de Dieu, et sa volonté est guidée par un amour sans limites, qui ne veut que notre bien dans toutes les circonstances de notre vie.

« Vous voulez savoir si nous passons l’hiver prochain à Moscou ? Je ne le pense pas, et, malgré toute la joie que j’aurais à vous voir, je ne le désire point : Buonaparte en est la cause ! Vous voilà bien étonnée, mais voici l’explication : la santé de mon père faiblit visiblement ; il ne peut supporter la moindre contradiction, et son irascibilité naturelle est surtout excitée par la politique. Il ne peut admettre que Buonaparte soit devenu l’égal de tous les souverains de l’Europe et du petit-fils de la grande Catherine en particulier. Je suis, comme toujours, fort indifférente à ce qui se passe dans le monde, mais les conversations de mon père avec Michel Ivanovitch m’ont mise au courant de la politique et des honneurs rendus à Buonaparte, auquel Lissy-Gory seul me paraît persister à refuser le titre de grand homme et d’Empereur des Français. Aussi, grâce aux opinions de mon père, grâce à son franc parler qui ne s’embarrasse de personne, grâce aux violentes discussions qui en seraient l’inévitable conséquence, prévoit-il qu’il aurait à Moscou des désagréments qui lui en rendraient le séjour difficile. Le bon résultat du traitement qu’il a entrepris se trouverait détruit, je le crains, par sa haine contre Buonaparte. Du reste, tout se décidera sous peu. Rien n’est changé dans notre intérieur, sauf que l’absence de mon frère s’y fait vivement sentir. Je vous ai déjà écrit qu’il était devenu tout autre. Repris son malheur, il n’est pour ainsi dire re-