Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/74

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en faisant ensuite retomber les pointes de ses petits souliers. Le bruit de ses talons et le craquement de ses souliers paraissaient lui causer autant de satisfaction que son chant. En passant devant une glace, elle s’y regarda. « Voilà comme je suis, semblait-elle se dire, c’est bien comme cela, je n’ai besoin de personne, » Elle renvoya un domestique qui venait arranger l’appartement, et elle reprit sa promenade, en s’abandonnant à un retour d’admiration pour sa petite personne, ce qui lui était du reste fort habituel et très agréable. « Natacha est une créature ravissante, se disait-elle, en prêtant ses paroles à un être masculin de pure fiction, sa voix est superbe, elle est jolie, jeune, et ne fait de mal à personne, laissez-la donc en paix !… » Mais elle s’avouait tout bas qu’on aurait beau la laisser en paix, elle ne retrouverait plus cette paix demandée, et elle en fit aussitôt l’expérience.

La porte du vestibule s’ouvrit, et une voix demanda : « Y sont-ils ? » Cette voix l’arracha à la contemplation de sa charmante personne ; l’oreille tendue, attirée par le bruit, elle ne se voyait plus dans la glace qu’elle regardait encore. C’était lui ! Elle en était sûre, quoique les portes fussent fermées et que l’on perçût le bruit des pas qui se rapprochaient.

Pâle, hors d’elle-même, elle se précipita dans le salon : « Maman, Bolkonsky est arrivé ; maman, c’est affreux, c’est insupportable ! je ne veux pas… souffrir ! Que dois-je faire ? » La comtesse n’avait pas encore eu le temps de répondre, que le prince André entra, sérieux et ému. La vue de Natacha le transfigura ; baisant la main à la mère et à la fille, il s’assit. « Il y a longtemps que nous n’avons eu le plaisir de vous voir, » dit la comtesse ; mais elle fut interrompue aussitôt par le prince André, qui avait hâte de présenter ses excuses et ses explications.

« Je suis allé voir mon père ; j’avais besoin de lui parler d’une affaire très grave, et je ne suis revenu que cette nuit… Je désirerais, ajouta-t-il après une seconde de silence et en regardant Natacha, causer avec vous, comtesse ? »

Celle-ci baissa les yeux et soupira. « Je suis à vos ordres, » dit-elle.

Natacha comprenait qu’elle devait se retirer, mais elle n’en avait pas la force ; quelque chose lui serrait le gosier, et ses grands yeux restaient obstinément fixés sur le prince André : « Quoi, maintenant, tout de suite, non, c’est impossible, » se