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Natacha, en allant souper, passa à côté de lui ; l’expression morne et désolée de sa figure la frappa ; elle eut envie de le consoler, de lui donner un peu de son superflu :

« Comme tout cela est amusant, comte, n’est-ce pas ? »

Pierre sourit machinalement et répondit au hasard :

« Oui, j’en suis bien aise. »

Peut-on être triste ce soir, se dit Natacha, et surtout un brave garçon comme Besoukhow ? Car, aux yeux de la jeune fille, tous ceux qui étaient là étaient bons, s’aimaient comme des frères, et tous par conséquent devaient être heureux.


XVIII

Le lendemain matin, le bal revint pour une seconde à la mémoire du prince André. « C’était beau et brillant, se disait-il… et la petite Rostow, quelle charmante créature ! Il y a en elle quelque chose de si frais, elle est si différente des jeunes filles de Pétersbourg… » Et ce fut tout ; sa tasse de thé une fois bue, il reprit son travail.

Pourtant, était-ce fatigue ou suite de son insomnie ? Il ne pouvait rien faire de bon, trouvait à redire à sa besogne, sans parvenir à l’avancer ; aussi fut-il enchanté d’être interrompu par la visite d’un certain Bitsky. Employé dans plusieurs commissions, reçu dans toutes les coteries de Pétersbourg, admirateur fervent de Spéransky, de ses réformes, et colporteur juré des bruits et des commérages du jour, ce Bitsky était de ceux qui suivent la mode, dans leurs opinions comme dans leurs habits, et passent, grâce à cette façon de faire, pour de chaleureux partisans des nouvelles tendances. Ôtant son chapeau à la hâte, il se précipita vers le prince André et lui conta les détails de la séance du conseil de l’empire, qui avait eu lieu le matin même et qu’il venait d’apprendre. Il parlait avec enthousiasme du discours prononcé à cette occasion par l’Empereur, discours digne en tous points d’un monarque constitutionnel : « Sa Majesté a dit ouvertement que le conseil et le sénat constituaient les corps de l’État ; que le gouvernement devait avoir pour base des principes solides et non l’arbitraire ; que les finances allaient être réorganisées et les budgets rendus publics. « Oui, ajouta-t-il, en accentuant certains