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matique y était invité, et l’Empereur même avait promis d’y venir.

Une brillante illumination éclairait de mille feux la façade de l’hôtel, qui était situé sur le quai Anglais. L’entrée était tendue de drap rouge, et depuis les gendarmes jusqu’aux officiers et au grand-maître de police, tous attendaient sur le trottoir. Les voitures arrivaient et repartaient, et la file des laquais en livrée de gala et des chasseurs aux plumets multicolores se succédait sans interruption. Les portières s’ouvraient, les lourds marchepieds s’abaissaient avec bruit ; militaires et civils en grand uniforme, chamarrés de cordons et de décorations, en descendaient, et les dames, en robe de satin, enveloppées dans leurs manteaux d’hermine, franchissaient à la hâte et sans bruit le passage recouvert de drap rouge.

Dès qu’un nouvel équipage s’arrêtait, un murmure courait par la foule, qui se découvrait : « Est-ce l’Empereur ?… Non, c’est un ministre… un prince étranger… un ambassadeur, tu vois bien le plumet, » se disait-on. Et un individu, mieux habillé que ceux qui l’entouraient, leur nommait à haute voix les arrivants et semblait les connaître tous.

Le tiers des invités était déjà réuni, que chez les Rostow on en était encore à se presser et à donner aux toilettes le dernier coup de main. Que de préparatifs n’avait-on pas faits, que de craintes n’avait-on pas eues, à cause de ce bal ! Recevrait-on une invitation ? Les robes seraient-elles prêtes à temps ? Tout s’arrangerait-il à leur gré ?

La vieille demoiselle d’honneur, Marie Ignatievna Péronnsky, jaune et maigre, parente et amie de la comtesse, et de plus, le chaperon attitré de nos provinciaux dans le grand monde, devait les accompagner, et il était convenu qu’on irait la chercher à dix heures chez elle, au palais de la Tauride ; mais dix heures venaient de sonner, et les demoiselles n’étaient pas encore prêtes.

C’était le premier grand bal de Natacha ; aussi ce jour-là, levée dès huit heures, avait-elle passé la journée dans une activité fiévreuse ; tous ses efforts n’avaient qu’un but : c’était qu’elles fussent habillées toutes les trois dans la perfection, labeur difficile, dont on lui avait laissé toute la responsabilité. La comtesse avait une robe de velours massaca, tandis que de légères toilettes de tulle, garnies de roses mousseuses, et doublées de taffetas rose, étaient destinées aux jeunes filles, uniformément coiffées à la grecque.