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laissant glisser ses pantoufles, se blottit sous les draps de cette couche, qui inspirait, paraît-il, des craintes si lugubres à la comtesse. C’était un lit élevé, avec un édredon et cinq étages d’oreillers de différentes grandeurs. Natacha y disparut tout entière ; attirant à elle la couverture, elle se fourra dessous, s’y enroula, s’y recoquilla et passa la tête sous le drap, qu’elle soulevait de temps à autre pour voir ce que faisait sa mère. La comtesse, ayant terminé ses génuflexions, s’approcha de sa fille avec un air sévère, qui fit aussitôt place à un tendre sourire :

« Eh bien, eh bien, dit-elle, tu te caches ?

— Maman, peut-on causer, peut-on ? demanda Natacha… Encore un petit baiser, maman, là, là, sous le menton. » Et elle enlaça sa mère de ses deux bras avec sa brusquerie habituelle ; mais elle y mettait une telle adresse et elle savait si bien s’y prendre, que jamais elle ne lui faisait le moindre mal.

« Qu’as-tu à me dire ce soir ? » lui demanda sa mère en s’enfonçant à son tour bien à son aise dans ses oreillers, pendant que Natacha, roulant sur elle-même comme une balle, se rapprochait et s’étendait à ses côtés de l’air le plus sérieux du monde.

Ces visites nocturnes de sa fille, visites qui avaient toujours lieu avant que le comte fût revenu du Club, étaient pour la mère une douce jouissance.

« Voyons, raconte, moi aussi j’ai à te parler… »

Natacha posa sa main sur la bouche de sa mère.

« De Boris ? dit-elle. Je sais ; c’est pour cela que je suis venue. Dites, maman, dites, il est très bien, n’est-ce pas ?

— Natacha, tu as seize ans ; et à ton âge j’étais mariée ! Tu demandes s’il est bien ? Certainement, il est bien, et je l’aime comme un fils ; mais que désires-tu ? À quoi penses-tu ? Je ne vois qu’une chose : c’est que tu lui as tourné la tête, et après ?… » La comtesse jeta un coup d’œil à sa fille : immobile, elle fixait ses regards sur un des sphinx en acajou qui ornaient les quatre coins du grand lit ; l’expression grave et réfléchie de sa physionomie frappa sa mère, elle écoutait et pensait. « Et après, répéta la comtesse… pourquoi lui as-tu tourné la tête ? Que veux-tu de lui ? Tu ne peux pas l’épouser, tu le sais bien.

— Mais pourquoi donc ? reprit Natacha sans bouger.

— Parce qu’il est jeune, parce qu’il est pauvre, parce qu’il est ton proche parent, et parce que tu ne l’aimes pas.

— Qui vous l’a dit ?

— Je le sais, et cela n’est pas bien ; ma chérie.