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tions d’enfance n’entraînaient à leur suite aucun engagement, ni pour elle ni pour lui. Il avait su d’ailleurs se conquérir une fort agréable position dans le monde par son intimité avec la comtesse Besoukhow ; son rapide avancement, dû à la protection et à la confiance que lui témoignait une personne influente, demandait, comme complément à sa fortune, un beau mariage avec une riche héritière, et ce rêve pouvait facilement se réaliser ! Natacha n’était pas au salon lorsqu’il y entra ; mais, prévenue aussitôt, elle accourut toute rougissante, et un sourire plus qu’affectueux rayonna sur son visage.

Boris, qui se rappelait la fillette d’autrefois avec ses jupes courtes, ses yeux noirs et brillants, ses boucles en désordre et ses francs éclats de rire, fut stupéfait à la vue de la jeune fille d’aujourd’hui, et ne put dissimuler le sentiment d’admiration qui s’empara spontanément de lui. Elle s’en aperçut et lui en sut gré.

« Reconnais-tu ton espiègle petite amie de jadis ? » lui demanda la comtesse.

Boris baisa la main de Natacha, en exprimant sa surprise :

« Comme vous avez embelli !

— Je crois bien ! » lui répondirent ses yeux mutins.

Natacha ne prit aucune part à la conversation : elle examinait en silence, jusque dans ses moindres détails, le fiancé de ses jeunes années. Celui-ci sentait peser sur lui tout le poids de ce regard scrutateur, mais amical, et le lui rendait à la dérobée.

Elle remarqua aussitôt que l’uniforme, les éperons, la cravate, la coiffure de Boris, tout était à la dernière mode et du plus pur « comme il faut ». Assis de trois quarts dans un fauteuil, de sa main droite il tendait sur la main gauche un gant blanc, à peau fine et souple, qui l’emprisonnait étroitement. Dépeignant, d’un air légèrement dédaigneux, les plaisirs de la haute société de Pétersbourg, il passait en revue, non sans y mettre une pointe d’ironie, le Moscou du temps passé et leurs connaissances communes. Natacha ne fut pas dupe du ton dégagé dont il parla, en passant, du bal chez un des ambassadeurs et de ses invitations à deux autres soirées. Son regard et son silence prolongé finirent par le troubler ; il se tournait souvent de son côté et s’interrompait au milieu de ses récits. Au bout de dix minutes, il se leva et prit congé, tandis que les yeux gais et moqueurs de Natacha suivaient chacun de ses mouvements. Boris dut s’avouer qu’elle était tout aussi séduisante, peut-être