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Le comte, emporté par un mouvement généreux, et désireux d’éviter de nouvelles demandes, mit fin à la conversation en lui promettant formellement de lui signer une lettre de change de 80 000 roubles. Berg baisa son futur beau-père à l’épaule pour lui exprimer sa reconnaissance, en ajoutant qu’il lui en faudrait présentement 30 000 pour monter son ménage, ou tout au moins 20 000, et que, dans ce cas, la lettre de change ne serait que de 60 000.

« Oui, oui, c’est bien, dit le vieux vivement… Seulement, excuse-moi, mon cher, si je te donne les 20 000 en plus des 80… Tu peux y compter, mon cher, ce sera ainsi, n’en parlons plus ! »


XII

Natacha venait d’avoir seize ans dans cette même année 1809 qu’elle s’était assignée comme le terme de son attente, après le baiser donné à Boris quatre ans auparavant ; depuis lors elle ne l’avait point revu. Lorsqu’on parlait de lui devant la comtesse, Natacha ne témoignait aucun embarras : pour elle, cet amour avait été un enfantillage sans portée, et rien de plus ; cependant, tout au fond de son cœur, elle se demandait avec inquiétude si sa promesse d’enfant ne constituait pas une obligation sérieuse, qui la liait à lui.

Boris n’était plus revenu les voir depuis son premier départ pour l’armée, bien qu’il fût allé plus d’une fois à Moscou et qu’il eût même passé à une petite distance d’Otradnoë.

Natacha en tirait la conclusion qu’il l’évitait, et les réflexions chagrines de ses parents à son sujet confirmaient ses suppositions :

« De nos jours, disait la comtesse, on oublie les vieux amis ! »

Anna Mikhaïlovna se montrait aussi plus rarement, et avait adopté dans son maintien une certaine affectation de dignité, jointe à un enthousiasme exubérant pour les mérites de son fils et pour sa brillante carrière. À l’arrivée des Rostow à Pétersbourg, Boris alla leur faire sa visite, sans la moindre émotion. Son roman avec Natacha n’étant plus à ses yeux qu’un poétique souvenir, il désirait leur faire comprendre que ces rela-