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de leurs maîtres, sous la surveillance de Drone, qui avait été relâché sur la demande de la princesse.

« Attention à ceci ! » disait l’un des paysans, un jeune garçon, de haute taille et d’une physionomie avenante, à son camarade qui venait de recevoir une cassette des mains de la femme de chambre… « Elle vaut cher… ne va pas la jeter tout bêtement ou la ficeler sans soin, elle s’éraillera… Il faut que tout se fasse honnêtement et bien… Voilà, comme cela !… recouverte de foin et de nattes, ce sera parfait.

— Oh ! les livres, les livres, ce qu’il y en a ! disait un autre, pliant sous le poids des armoires de la bibliothèque… Ne me pousse pas !… Dieu que c’est lourd, mes enfants, quels livres, quels gros et beaux livres !…

— Ma foi, ceux qui les ont écrits n’ont pas flâné ! » reprit le jeune garçon en indiquant des dictionnaires couchés en travers.


Rostow, ne voulant pas s’imposer à la princesse Marie, ne retourna pas chez elle, mais attendit son départ au village. Lorsque les voitures se mirent en route, il monta à cheval et l’accompagna à douze verstes de distance jusqu’à Jankovo, qui était occupé par nos troupes. Arrivé au relais, il prit respectueusement congé d’elle, et lui baisa la main.

« Vous me remplissez de confusion, lui répondit-il en rougissant aux effusions de sa reconnaissance. Le premier ispravnik[1] aurait agi de même… Si nous n’avions eu que des paysans à combattre, l’ennemi ne se serait pas avancé aussi loin dans le pays, » ajouta-t-il d’un ton embarrassé, et, passant à un autre sujet : « Je suis heureux d’avoir eu l’occasion de faire votre connaissance. Adieu, princesse. Permettez-moi de vous souhaiter tout le bonheur possible et puissions-nous nous revoir dans des circonstances plus favorables ! »

Le visage de la princesse Marie rayonnait d’une émotion attendrie ; elle sentait qu’il méritait ses remerciements les plus vifs, car sans lui que serait-elle devenue ? N’aurait-elle pas été infailliblement la victime des paysans révoltés, ou ne serait-elle pas tombée entre les mains des Français ? Pour la sauver, ne s’était-il pas exposé aux plus grands dangers, et son âme, pleine de noblesse et de bonté, n’avait-elle pas su compatir à sa position et à sa douleur ? Ses yeux, si bons, si honnêtes,

  1. Commissaire de police du district. (Note du trad.)