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chœur de lamentations désespérées. Aussi Rostow fut-il reçu en libérateur.

Il entra dans le salon où la princesse Marie, terrifiée et ahurie, attendait son arrêt. N’ayant même plus la force de penser, elle put à peine comprendre au premier moment qui il était et ce qu’il lui voulait. Mais à sa physionomie, à sa démarche, au premier mot qu’elle l’entendit prononcer, elle se rassura et comprit qu’elle avait devant elle un compatriote, un homme de sa société. Fixant sur lui ses yeux lumineux et profonds, elle prit la parole d’une voix saccadée et tremblante d’émotion. « Quel étrange caprice du hasard me fait ainsi rencontrer cette pauvre fille abîmée de douleur, et abandonnée seule, sans protection, à la merci de grossiers paysans révoltés…, se disait Rostow, qui ne pouvait s’empêcher de donner un coloris romanesque à cette entrevue, et qui examinait la princesse pendant qu’elle lui faisait son timide récit… Quelle douceur, quelle noblesse dans ses traits et dans leur expression ! » Lorsqu’elle lui fit part de l’incident qui avait eu lieu le lendemain de l’enterrement de son père, l’émotion fut la plus forte et elle détourna un moment la tête comme si elle craignait de laisser croire à Rostow qu’elle cherchait à l’attendrir outre mesure sur son sort. Mais quand elle vit des larmes briller dans les yeux du jeune officier, elle lui adressa aussitôt un regard de reconnaissance, un de ces regards profonds et doux qui faisaient oublier sa laideur.

« Je ne saurais vous exprimer, princesse, combien je sais gré au hasard qui m’a amené ici, et qui me permet de me mettre à votre entière disposition. Partez… Je vous réponds, sur mon honneur, que personne n’osera vous causer le moindre désagrément ; accordez-moi seulement l’autorisation de vous escorter… » Et, la saluant aussi respectueusement que si elle avait été une princesse du sang, il se dirigea vers la porte.

Son respect semblait dire qu’il aurait été heureux de nouer plus ample connaissance avec elle, mais que sa discrétion l’empêchait de profiter de sa douleur et de son abandon pour continuer l’entretien.

C’est ainsi que la princesse Marie comprit et apprécia sa conduite.

« Je vous suis bien reconnaissante, reprit-elle en français : j’espère encore n’être victime que d’un malentendu, et j’espère surtout que vous ne trouverez pas de coupables ! » Et elle fondit en larmes : « Pardon ! » dit-elle avec vivacité.