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vous prie de passer chez elle… veuillez faire quelques pas ; ce sera plus agréable, je pense, que de… » Et il montra, cette fois, les deux ivrognes, qui tournaient comme des taons autour des chevaux.

— Ah ! Jakow Alpatitch ! Ah ! c’est toi en personne !… Excuse-nous, excuse-nous, » disaient-ils en continuant à sourire bêtement. Rostow ne put s’empêcher de les regarder en souriant comme eux.

— À moins qu’ils n’amusent Votre Excellence… reprit Alpatitch avec dignité.

— Non, il n’y a pas là de quoi s’amuser, répondit Rostow en avançant de quelques pas… Voyons, de quoi s’agit-il ?

— J’ai l’honneur de déclarer à Votre Excellence que ces grossiers personnages ne veulent pas permettre à leur maîtresse de quitter la propriété, et qu’ils la menacent de dételer ses chevaux… Tout est emballé depuis ce matin, et la princesse ne peut pas se mettre en route !

— Impossible ! s’écria Rostow.

— C’est la pure vérité, Excellence ! »

Rostow descendit de cheval, confia sa monture au planton, et se dirigea, en questionnant Alpatitch sur les détails de l’incident, vers la demeure seigneuriale : la proposition faite la veille par la princesse Marie de leur distribuer le blé de la réserve, et son explication avec Drone, avaient empiré la situation, au point que ce dernier s’était définitivement joint aux paysans, avait rendu les clefs à l’intendant, et refusait de paraître devant lui. Lorsque la princesse avait donné l’ordre de mettre les chevaux aux voitures, les paysans, réunis en foule, lui avaient fait savoir qu’ils les dételleraient et qu’ils ne la laisseraient pas partir, « car il était défendu, disaient-ils, de quitter son foyer ». Alpatitch avait essayé en vain de leur faire entendre raison. Drone était invisible, mais Karp avait déclaré qu’ils s’opposeraient au départ de la princesse, que c’était agir contre les ordres reçus, et que, si elle restait, ils continueraient, comme par le passé, à la servir et à lui obéir.

La princesse Marie s’était cependant résolue, en dépit des représentations d’Alpatitch, de la vieille bonne et de ses femmes de service, à partir coûte que coûte, et l’on mettait déjà les chevaux aux voitures, lorsque la vue de Rostow et d’Iline, passant au galop sur la grand’route, fit perdre la tête à tout le monde ; les prenant pour des Français, les gens de l’écurie s’enfuirent à toutes jambes, et il s’éleva dans la maison un