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— Boivent-ils ? demanda brusquement le régisseur.

— Ils sont intraitables, Jakow Alpatitch : ils ont défoncé une seconde tonne.

— Eh bien, écoute : j’irai trouver l’ispravnik, et toi, va leur dire qu’ils ne pensent plus à toutes ces sottises et qu’ils fournissent les charrettes.

— C’est bien ! » répondit Drone.

Jakow Alpatitch n’insista plus : il avait trop longtemps gouverné tout ce monde-là pour ignorer que le meilleur moyen était encore de ne pas admettre la possibilité d’une résistance. Il eut donc l’air de se contenter de la soumission apparente de Drone mais il s’apprêta, sans rien dire, à aller requérir la force publique.

Le soir venu, pas de charrettes ! Une bruyante assemblée, réunie devant le cabaret du village, avait décidé de n’en pas livrer et d’envoyer tous les chevaux dans la forêt ! Alpatitch donna alors l’ordre de décharger les voitures qui avaient amené son bagage de Lissy-Gory, de tenir prêts ses chevaux pour la princesse Marie, et partit en toute hâte pour rendre compte aux autorités de ce qui se passait.


X

La princesse Marie, retirée chez elle après l’enterrement de son père, n’y avait encore admis personne, lorsque sa femme de chambre vint lui dire, à travers la porte, qu’Alpatitch demandait ses ordres relativement au départ. (Ceci se passait avant sa conversation avec Drone le bourgmestre.) Étendue sur son divan, brisée par la douleur, elle lui répondit qu’elle ne comptait, ni aujourd’hui ni jamais, quitter Bogoutcharovo, et qu’elle demandait à être laissée en paix.

Couchée tout de son long, le visage tourné vers la muraille, elle passait et repassait ses doigts sur le coussin de cuir qui soutenait sa tête, et en comptait machinalement les boutons, pendant que ses pensées flottantes et confuses revenaient constamment aux mêmes sujets, à la mort, à l’irrévocabilité des décrets de Dieu, à l’iniquité de son âme, à cette iniquité dont elle avait eu conscience pendant la maladie de son père, et qui l’empêchait de prier… Elle resta longtemps ainsi.