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étendu sans mouvement, presque sans vie, il ne cessait de murmurer des mots inarticulés, et l’on ne pouvait parvenir à deviner s’il se rendait compte de ce qui se passait autour de lui. Il souffrait, et s’efforçait évidemment d’exprimer un désir que personne n’arrivait à comprendre. Était-ce une fantaisie de malade, ou l’idée d’un cerveau affaibli ? Voulait-il parler de ses affaires de famille ou de celles du pays ? On l’ignorait.

Le docteur soutenait que cette agitation ne voulait rien dire, et qu’elle provenait de causes purement physiques ; mais la princesse Marie était sûre du contraire, et l’inquiétude que le vieux prince témoignait, quand elle était en sa présence, la confirmait dans cette supposition.

Il n’y avait plus à espérer de le guérir, et il était impossible de le transporter, car on aurait risqué de le voir mourir pendant le trajet. « La fin, la fin elle-même ne serait-elle pas préférable à cet état ? » se disait parfois la princesse Marie. Elle ne le quittait ni jour ni nuit, et, faut-il l’avouer ? elle épiait ses moindres mouvements, non pour y découvrir un symptôme rassurant, mais souvent au contraire pour y surprendre quelque signe avant-coureur d’une mort prochaine. Ce qui était encore plus terrible, et ce qu’elle ne pouvait se dissimuler à elle-même, c’est que, depuis la maladie de son père, toutes ses aspirations intimes, toutes ses espérances, oubliées depuis tant d’années, s’étaient tout à coup réveillées en elle : le rêve d’une vie indépendante, pleine de joies nouvelles et affranchie du joug de la tyrannie paternelle, la possibilité d’aimer et de jouir enfin du bonheur conjugal, se représentaient constamment à son imagination comme autant de tentations du démon. Malgré ses efforts pour les chasser loin d’elle, elle y revenait sans cesse et se surprenait souvent à rêver et à combiner le plan de sa nouvelle existence, quand « lui » ne serait plus là ! Pour repousser la séduction de ces pensées, elle avait recours à la prière : S’agenouillant et fixant les yeux sur les images saintes, elle priait, mais sans ferveur et sans foi. Elle se sentait emportée par un autre courant, le courant de la vie active, difficile mais libre, en contraste complet avec l’atmosphère morale qui l’avait entourée et emprisonnée jusqu’à ce jour. La prière avait été alors son unique consolation ; aujourd’hui, elle se sentait sollicitée par les soucis de la vie matérielle. Il n’était pas non plus sans danger de demeurer plus longtemps à Bogoutcharovo ; les