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— Oh ! c’est un homme bien fin : je connais Koutouzow de longue date.

— On dit même, poursuivit l’« homme de beaucoup de mérite », continuant à faire fausse route, que Son Altesse a solennellement exigé de l’Empereur de ne pas venir séjourner à l’armée. »

À peine eut-il prononcé ces mots, que le prince Basile et Anna Pavlovna, se détournant comme poussés par un même ressort, échangèrent un regard plein de compassion en réponse à cette inconcevable naïveté, et poussèrent un long et profond soupir.


VII

Pendant que ceci se passait à Pétersbourg, les Français, laissant Smolensk derrière eux, avançaient toujours et se rapprochaient de Moscou. M. Thiers, l’historien de Napoléon, cherche, comme les autres, à atténuer les fautes de son héros, en soutenant qu’il avait été amené jusque sous les murs de Moscou contre sa volonté ! Ce serait vrai, si l’on pouvait donner comme cause aux événements de ce monde la volonté d’un seul homme, et nos historiographes auraient alors également raison, en prétendant, de leur côté, que Napoléon a été attiré en avant par l’habileté de nos généraux. En considérant même le passé comme le travail d’incubation des faits qui en sont la conséquence ultérieure, nous en arrivons à découvrir entre eux une certaine connexité qui ne fait que les rendre encore plus confus. Quand un bon joueur d’échecs a perdu une partie et qu’il est intimement convaincu de l’avoir perdue par son fait, il laisse de côté les fautes qu’il a pu commettre pendant le cours de la partie, pour ne rechercher que celle qu’il a faite au début, et qui, en tournant au profit de son adversaire, a causé sa défaite. Le jeu de la guerre, bien autrement compliqué, est influencé par les conditions du milieu où il s’agite, et, loin d’être dirigé par une volonté unique, il est le produit du frottement et du choc des mille volontés et des mille passions individuelles qui y prennent part.

Napoléon, après avoir quitté Smolensk, tenta, mais en vain, de livrer bataille d’abord à Dorogobouge sur la Viazma, en-