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venait se placer devant la porte de la maison, l’attira à la fenêtre ; il regarda dans la rue, dont le soleil éclairait d’aplomb un côté : il était midi passé.

Tout à coup un sifflement lointain et étrange, suivi d’un coup sec, fendit l’air, et un roulement ininterrompu fit trembler les vitres. Alpatitch quitta la fenêtre, et descendit dans la rue, au moment où deux hommes passaient en courant dans la direction du pont. On n’entendait de tous côtés que des sifflets stridents, le bruit sourd des boulets qui tombaient, et l’explosion des grenades qui pleuvaient en masse sur la ville ; mais les habitants n’y prêtaient qu’une mince attention, la fusillade en dehors des murs les intéressait davantage… C’était le bombardement de la ville, ordonné par Napoléon ! Depuis cinq heures du matin, cent trente bouches à feu tiraient sans relâche.

La femme de Férapontow, qui n’avait pas encore cessé de pleurer dans un coin de la remise, se calma subitement… s’avança sous la porte cochère, pour mieux se rendre compte de tout ce brouhaha, et regarder les passants, dont la curiosité s’éveillait de plus en plus à l’aspect des boulets et des obus.

La cuisinière et le marchand d’à côté se joignirent à elle, et tous trois suivirent des yeux avec un vif intérêt la course des projectiles qui passaient au-dessus de leurs têtes. Quelques hommes apparurent au tournant de la rue : ils causaient avec vivacité.

« Quelle force ! disait l’un ; le toit, les plafonds, tout a été réduit en miettes !…

— Et il a labouré la terre comme un pourceau avec son groin, ajoutait un autre.

— J’ai heureusement sauté de côté à temps, autrement il m’aurait aplati, » dit un troisième.

La foule les arrêta, et ils racontèrent comment des boulets étaient tombés tout près d’eux. Pendant ce temps, les sifflements aigus des boulets et le son moins perçant des grenades et des obus redoublaient d’intensité : presque tous les projectiles volaient par-dessus les toits.

Alpatitch monta enfin dans la voiture, et son hôte suivait de l’œil ses derniers préparatifs, lorsqu’il vit sa cuisinière, les manches retroussées, et se balançant sur ses hanches, s’avancer jusqu’au coin de la rue pour écouter ce qu’il s’y disait, et s’émerveiller, elle aussi, du spectacle.