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vie conjugale, reprocha à Pierre son injuste sévérité envers sa femme, sévérité contraire aux lois maçonniques qui commandent de pardonner au repentir.

Sa belle-mère lui fit aussi demander de venir la voir, ne fût-ce que pour un instant, afin de causer de choses graves. Pierre devinait un complot, mais dans la situation morale où il se trouvait sous l’influence de son ennui, le rapprochement qu’il pressentait lui devenait assez indifférent, car rien dans la vie ne lui paraissait avoir grande importance, et il sentait qu’il ne tenait plus guère soit à rester libre, soit à infliger à sa femme une plus longue punition.

« Personne n’a raison, personne n’a tort ; ainsi donc, elle non plus n’est pas coupable » pensait-il. N’était-ce pas chose indifférente pour lui, qui avait des intérêts si différents, de vivre ou de ne pas vivre avec elle ? Secouant son apathie, qui seule retenait son consentement, il se décida pourtant, avant de leur répondre, à aller à Moscou consulter Bazdéïew.


fragments du journal de pierre :


« Moscou, 17 novembre. — Je reviens de chez le Bienfaiteur, et j’écris à la hâte tout ce que j’y ai ressenti. Il vit pauvrement, et voilà trois ans qu’il souffre d’une douloureuse maladie de vessie : jamais une plainte, jamais un murmure. Depuis le matin jusque bien avant dans la nuit, à part quelques instants consacrés à ses repas, d’une extrême frugalité, il se livre à des travaux scientifiques. Il m’a reçu affectueusement, m’a fait asseoir sur le lit où il était couché. Je l’abordai avec les signes maçonniques du grand Orient et de Jérusalem ; il y répondit, et me demanda, avec un doux sourire, ce que j’avais appris dans les loges de Prusse et d’Écosse. Je lui racontai, tout en lui communiquant les propositions que j’avais faites à celle de Pétersbourg, le mauvais accueil que j’y avais trouvé, et ma rupture avec les frères. Il garda longtemps le silence et m’exposa ensuite son opinion, qui éclaira aussitôt mon passé et mon avenir ; je fus frappé de sa question : « Vous souvenez-vous des trois buts de l’ordre : 1° la conservation et l’étude des mystères ; 2° la purification et le perfectionnement de soi-même, afin de pouvoir y participer ; 3° le perfectionnement de l’humanité par le désir de la purification ? Quel est le principal but des trois ? Sans doute le perfectionnement moral, car nous