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Pierre l’interrompit : il venait de trouver une issue à son agitation dans la colère qu’excitaient en lui les vues étroites et par trop légales du sénateur au sujet des devoirs de la noblesse, et, sans se rendre compte à l’avance de la portée de ses expressions, il se mit à parler avec une vivacité fébrile, en entrecoupant son discours de phrases françaises et de phrases russes trop littéraires.

« Veuillez m’excuser, Excellence, dit-il en s’adressant au sénateur (quoiqu’il le connût intimement, il croyait bien faire en cette circonstance de prendre le ton officiel). Bien que je ne partage pas la manière de voir de Monsieur, — poursuivit-il avec hésitation, et il brûlait du désir de dire « du très honorable préopinant », mais il se borna à ajouter « de Monsieur, que je n’ai pas l’honneur de connaître, — je suppose que la noblesse est non seulement appelée à exprimer sa sympathie et son enthousiasme, mais aussi à « délibérer » sur les mesures qui pourraient être utiles à la patrie. Je suppose aussi que l’Empereur lui-même serait très mécontent de ne trouver en nous que des propriétaires de paysans, que nous offririons avec nos personnes en guise de… chair à canon, alors que nous aurions pu être pour lui un appui et un conseil. »

Plusieurs membres de la réunion, effrayés de la hardiesse de ces paroles et du sourire méprisant de l’Excellence, se détachèrent du groupe ; le comte Rostow seul approuvait le discours de Pierre, car il entrait dans ses habitudes de donner toujours la préférence au dernier interlocuteur.

« Avant de discuter ces questions, reprit Pierre, nous devons demander respectueusement à Sa Majesté de daigner nous communiquer le chiffre exact de nos troupes, la situation de nos armées, et alors… »

Il ne put continuer. Assailli de trois côtés à la fois par de violentes interruptions, il se vit obligé d’en rester là de sa péroraison. Le plus virulent de ses interlocuteurs était un certain Étienne Stépanovitch Adrakcine, un de ses partenaires habituels au boston, très bien disposé pour lui, d’ailleurs, quand il s’agissait d’une partie de jeu, mais méconnaissable aujourd’hui, peut-être à cause de son uniforme, ou peut-être aussi à cause de la colère qui paraissait l’animer.

« Je vous ferai d’abord observer, s’écria-t-il avec emportement, que nous n’avons pas le droit d’adresser cette demande à l’Empereur, et quand bien même la noblesse russe aurait ce droit, l’Empereur ne pourrait y répondre, car la marche de nos