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du biscuit pour en avoir leur part ! L’Empereur, l’ayant remarqué, se fit donner une pleine assiettée de biscuits, et les jeta au peuple. Les yeux de Pétia s’injectèrent de sang, et, malgré la crainte d’être écrasé une seconde fois, il se précipita à son tour pour attraper à tout prix un des gâteaux qu’avait touchés la main du Tsar. Pourquoi ? il n’en savait rien, mais il le fallait ! Il courut, renversa une vieille femme qui était sur le point d’en saisir un, et, malgré ses gestes désespérés, parvint à l’atteindre avant elle ; il lança un hourra formidable, d’une voix, hélas ! fortement enrouée. L’Empereur se retira, et la foule finit par se disperser.

« Tu vois que nous avons bien fait d’attendre, » se disaient joyeusement entre eux les spectateurs, en s’éloignant.

Si heureux qu’il fût, Pétia était mécontent de rentrer, et de penser que le plaisir de la journée était fini pour lui. Aussi préféra-t-il aller retrouver son ami Obolensky, lequel était de son âge, et à la veille de partir pour l’armée. De là il fut pourtant obligé de regagner la maison paternelle ; à peine arrivé, il déclara solennellement à ses parents qu’il s’échapperait, si on ne le laissait pas agir à sa guise. Le vieux comte céda ; mais, avant de lui accorder une autorisation formelle, il alla le lendemain même s’informer, auprès de gens compétents, où et comment il pourrait le faire entrer au service, sans trop l’exposer au danger.


XXII

Dans la matinée du 15 juillet, trois jours après les événements que nous venons de raconter, de nombreuses voitures stationnaient devant le palais Slobodski.

Les salles étaient pleines de monde : dans l’une d’elles se trouvait la noblesse ; dans l’autre, les marchands médaillés. La première était très animée. Autour d’une immense table placée devant le portrait en pied de l’Empereur, siégeaient, sur des chaises à dossier élevé, les grands seigneurs les plus marquants, tandis que les autres circulaient en causant dans la salle.

Les uniformes, tous à peu près du même type, dataient, les uns de Pierre le Grand, les autres de Catherine ou de Paul,