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milieu de notre peuple, ici, à Moscou, dans notre capitale, et aussi partout où il sera nécessaire dans notre Empire, afin de délibérer et de nous mettre à la tête de toutes les milices, aussi bien de celles qui aujourd’hui déjà arrêtent la marche de l’ennemi, que de celles qui vont se former pour le frapper partout où il se montrera ! Que le malheur dont il espère nous accabler retombe sur lui seul, et que l’Europe, délivrée du joug, glorifie la Russie !

— Voilà qui est bien ! Dites un seul mot, Sire, et nous sacrifierons tout sans regret ! » s’écria le comte en rouvrant ses yeux mouillés de pleurs, et en reniflant légèrement comme s’il aspirait un flacon de sels anglais.

Natacha se leva d’un bond, et se suspendit au cou de son père avec un tel élan, que Schinchine n’osa pas plaisanter l’orateur sur son patriotisme.

« Papa, vous êtes un ange ! s’écria-t-elle en l’embrassant, et en jetant à Pierre un regard empreint d’une coquetterie involontaire.

— Bravo ! Voilà ce qui s’appelle une patriote ! dit Schinchine.

— Pas du tout, reprit Natacha d’un air offensé. Vous vous moquez de tout et, toujours, mais ceci est trop sérieux pour que vous en plaisantiez.

— Des plaisanteries ? s’écria le comte. Qu’il dise un mot, un seul, et nous nous lèverons tous en masse… Nous ne somme pas des Allemands !

— Avez-vous remarqué, fit observer Pierre à son tour, qu’il y est dit : « pour délibérer… »

Pétia, à qui on ne faisait nulle attention, s’approcha à ce moment de son père.

« Maintenant, dit-il d’un air intimidé et d’une voix tantôt rude et tantôt perçante : Papa et maman, je vous dirai que… c’est comme il vous plaira, mais… il faut absolument que vous me laissiez être militaire, parce que je ne puis pas, je… ne puis pas… voilà, c’est tout !… »

La comtesse leva les yeux au ciel avec épouvante, joignit les mains, et, se tournant vers son mari d’un air mécontent :

« Voilà ; il s’est déboutonné ! » dit-elle.

Le comte, dont l’émotion s’était subitement calmée :

« Oh ! oh ! dit-il, quelles folies ! Un joli soldat, ma foi !… mais, avant tout, il faut apprendre !

— Ce ne sont pas des folies ! poursuivit Pétia. Fédia Obolensky est plus jeune que moi et il se fait aussi militaire :