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mise le matin pour la messe ; arrivée au bout de la salle, elle se retourna, et, se trouvant subitement en face de la grosse figure de Pierre, elle rougit et s’avança vivement vers lui.

« J’essaye de chanter, comme vous voyez ; c’est une occupation, s’empressa-t-elle de dire, comme pour s’excuser.

— Et vous faites très bien de la reprendre, lui répondit Pierre.

— Comme je suis contente de vous voir ; je suis si heureuse aujourd’hui, poursuivit-elle avec la même vivacité : Nicolas a reçu la croix de Saint-Georges, et j’en suis si fière !

— Je le sais, c’est moi qui vous ai envoyé l’ordre du jour. Mais je vous laisse, je ne veux pas vous déranger, j’irai au salon.

— Comte, lui demanda Natacha en l’arrêtant, ai-je tort de chanter ?… » Et elle leva sur lui les yeux en rougissant.

— Non, pourquoi serait-ce mal ?… Au contraire !… Mais pourquoi me le demandez-vous, à moi ?

— Je n’en sais rien, reprit Natacha en parlant rapidement, mais cela me désolerait de faire quelque chose qui pût vous déplaire. Ma confiance en vous est absolue ! Vous ne vous doutez guère à quel point votre opinion m’est précieuse et ce que vous avez été pour moi ! J’ai vu, — continua-t-elle sans remarquer l’embarras de Pierre, qui rougissait à son tour, — j’ai vu son nom dans l’ordre du jour : Bolkonsky (et elle prononça tout bas ce nom, comme si elle craignait de manquer de force pour achever sa confession), Bolkonsky est de nouveau en Russie, et il a repris du service… Croyez-vous qu’il me pardonne jamais ? Croyez-vous qu’il m’en voudra éternellement, le croyez-vous ?

— Je crois, reprit Pierre, qu’il n’a rien à vous pardonner. Si j’étais à sa place… » Et les mêmes paroles d’amour et de pitié qu’il lui avait déjà adressées, se retrouvèrent sur ses lèvres, mais Natacha ne lui donna pas le temps d’achever :

— Oh ! vous, c’est bien différent ! s’écria-t-elle avec exaltation. Je ne connais pas d’homme meilleur et plus généreux que vous, il n’en existe pas ! Si vous ne m’aviez soutenue alors, et maintenant encore, je ne sais ce qui serait advenu de moi !… » Les larmes remplirent ses yeux, qu’elle déroba derrière un cahier de musique, et, se détournant brusquement, elle recommença à solfier et à se promener.

Pétia accourut sur ces entrefaites : c’était maintenant un joli garçon de quinze ans, avec un teint vermeil, des lèvres rouges