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blit et qu’elle cessa de lui inspirer l’inquiète sollicitude qui servait de prétexte à ses visites, une vague agitation, sans cause apparente, s’empara de lui ; il pressentait que le courant de sa vie allait changer de direction, qu’une catastrophe était imminente, il cherchait avec impatience à en découvrir les signes avant-coureurs. Un des frères de son ordre lui fit part d’une prophétie relative à Napoléon, et tirée de l’Apocalypse.

Dans le verset 18 du chapitre, 13, il est dit : « Ici est la sagesse : que celui qui a de l’intelligence compte le nombre de la Bête, car c’est un nombre d’homme, et son nombre est six cent soixante-six. » Et au verset 5 du même chapitre : « Et il lui fut donné une bouche qui proférait de grandes choses et des blasphèmes, et il lui fut aussi donné le pouvoir d’accomplir quarante-deux mois. »

En appliquant les lettres françaises au calcul hébraïque, en donnant aux dix premières la valeur d’unités, et aux autres celle de dizaine :

a b c d e f g h i k l m n o
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 40 50
p q r s t u v w x y z
60 70 80 90 100 110 120 130 140 150 160


on obtenait, en écrivant d’après cette clef, ces deux mots : « L’Empereur Napoléon, » et, en additionnant le total, le chiffre 666 ; Napoléon était par conséquent la Bête dont parle l’Apocalypse. Ensuite la somme du chiffre quarante-deux, limite indiquée à son pouvoir, équivalait de nouveau, en suivant ce système, au même nombre 666, ce qui indiquait que l’année 1812, la quarante-deuxième de son âge, serait la dernière de sa puissance. Cette prophétie avait frappé l’imagination de Pierre : souvent il cherchait à deviner ce qui mettrait un terme à la puissance de la Bête, autrement dit de Napoléon, et il s’ingéniait même à découvrir dans les différentes combinaisons de ces nombres une réponse à cette mystérieuse question. Il essaya d’y arriver en les combinant avec « l’Empereur Alexandre » ou « la nation russe », mais l’addition de leurs lettres ne donnait plus le nombre fatal. Un jour qu’il travaillait, toujours sans résultat, sur son propre nom, en en changeant l’orthographe, et en en supprimant le titre, l’idée lui vint enfin que, dans une prophétie de ce genre, l’indication de sa nationalité devait y trouver place, mais il n’obtint encore une fois que le numéro 671, 5 de trop ; le 5 figurait la lettre « e » : il la supprima dans l’article, et alors son émotion fut profonde