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d’entrevoir la possibilité d’une vie pure, d’une nouvelle et heureuse vie. En quittant l’église à une heure encore fort matinale, elle ne rencontrait sur sa route que des maçons qui allaient à leurs travaux et les dvorniks qui balayaient les rues devant les maisons endormies.

Le sentiment de sa régénération ne fit que s’accroître pendant toute la semaine, et le bonheur de communier, de s’unir à Lui, lui semblait si grand, qu’elle craignait de mourir avant ce bienheureux dimanche.

Mais ce jour si ardemment désiré arriva à son tour, et lorsque Natacha revint de la communion, vêtue d’une robe de mousseline blanche, elle se sentit, pour la première fois depuis bien longtemps, en paix avec elle-même et avec la vie qui l’attendait.

Le docteur, en lui faisant sa visite habituelle, lui ordonna de continuer les poudres prescrites par lui quinze jours auparavant.

« Continuez, il le faut, et bien exactement, je vous prie, dit-il en souriant ; il était sincèrement convaincu de leur efficacité. — Soyez tranquille, madame la comtesse, continua-t-il en coulant adroitement dans la paume de sa main la pièce d’or qu’il venait de recevoir : elle chantera et dansera bientôt. Ce dernier remède a fait merveille, elle a beaucoup repris. »

La comtesse cracha en regardant ses ongles[1], et retourna, toute joyeuse, au salon.


XVIII

Des bruits de plus en plus inquiétants sur la marche de la guerre se répandirent à Moscou, vers le commencement de juillet. On parlait d’une proclamation de l’Empereur à son peuple et de sa prochaine arrivée ; on disait qu’il quittait l’armée parce qu’elle était en danger ; que Smolensk s’était rendu ; que Napoléon avait avec lui un million d’hommes, et qu’un miracle seul pouvait sauver la Russie.

On reçut le manifeste le 23 juillet ; mais, comme il n’était pas encore imprimé, Pierre promit aux Rostow de revenir dîner

  1. Geste populaire usité en Russie pour conjurer le mauvais œil. (Note du trad.)