Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/275

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment amoureux d’elle ce soir-là ; les joueurs mêmes sortirent de leur coin, et, laissant là le jeu, lui témoignèrent également les plus aimables attentions. Se voyant ainsi entourée d’une brillante jeunesse, Marie Henrikovna rayonnait d’aise, malgré toutes les frayeurs qu’elle éprouvait au moindre mouvement de son époux endormi.

Il n’y avait qu’une seule cuiller ; en revanche, le sucre abondait ; mais, comme il ne parvenait pas à fondre, il fut décidé que Marie Henrikovna le remuerait, à tour de rôle, dans chaque verre. Rostow, ayant reçu le sien, y versa du rhum et le lui tendit :

« Mais vous ne l’avez pas sucré ! » dit-elle en riant.

On aurait vraiment pu croire, à voir la bonne humeur de chacun, que tout ce qui se disait ce soir-là était du dernier comique et avait un double sens.

« Je n’ai pas besoin de sucre : je veux seulement que, de votre jolie main, vous trempiez votre cuiller dans mon thé ! »

Marie Henrikovna y consentit volontiers, et chercha sa cuiller, dont un autre officier s’était déjà emparé.

« Eh bien, alors, trempez-y votre petit doigt, cela me sera encore plus agréable, dit Rostow.

— Mais, il est brûlant ? » répliqua Marie Henrikovna en rougissant de plaisir.

Iline saisit un baquet plein d’eau, y jeta deux gouttes de rhum, et le lui apporta :

« Voilà ma tasse, s’écria-t-il, plongez-y seulement votre doigt, et je la boirai en entier. »

Lorsque le samovar fut à sec, Rostow sortit de sa poche un paquet de cartes, et proposa de jouer à l’écarté avec Marie Henrikovna. On tira au sort pour savoir à qui reviendrait ce bonheur, et il fut convenu que le gagnant ou celui qui aurait le roi, baiserait la main de Marie Henrikovna, et que le perdant s’occuperait de faire chauffer le samovar pour le thé du docteur.

« Mais si c’est Marie Henrikovna qui gagne et qui a le roi ? demanda Iline.

— Comme elle est toujours notre reine, ses ordres feront loi ! »

Le jeu venait à peine de commencer, que la tête ébouriffée du docteur s’éleva au-dessus des épaules de sa femme ; réveillé depuis un moment, il avait entendu tous les gais propos qui s’échangeaient autour de lui, et l’on voyait, à sa figure