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un peu forte, en bonnet de nuit et en camisole, assise sur le banc, à la place d’honneur, cachait en partie son mari étendu derrière elle et dormant profondément. On riait, et l’on causait au moment de l’apparition des deux nouveaux venus.

« On s’amuse donc ici ? demanda Nicolas.

— Ah ! vous êtes dans un bel état, vous autres, lui répondit-on… de vraies gouttières !… N’allez pas inonder notre salon… N’abîmez pas la robe de Marie Henrikovna ! » Rostow et son compagnon se mirent en quête d’un coin où, sans blesser la pudeur de cette dernière, il leur fût possible de mettre du linge sec. Ils en trouvèrent un, séparé du reste par une cloison, mais il était déjà occupé par trois officiers qui en remplissaient, à eux seuls, l’étroit espace : ils y jouaient aux cartes, à la lueur d’une chandelle fichée dans une bouteille vide, et se refusèrent à leur céder la place. Marie Henrikovna, touchée de compassion, leur prêta son jupon, qui fit l’office de rideau, et, se dissimulant derrière ses plis et avec l’aide de Lavrouchka, ils se débarrassèrent enfin de leurs habits mouillés.

On fit du feu tant bien que mal dans un poêle à moitié démoli, on dénicha une planche, qui fut posée sur deux selles recouvertes d’une schabraque, on fit apporter un samovar, on ouvrit une cantine contenant une demi-bouteille de rhum, et Marie Henrikovna fut priée de remplir les devoirs de maîtresse de maison. Tous se groupèrent autour d’elle : l’un lui offrit un mouchoir de poche blanc pour essuyer ses jolies mains ; l’autre étendit son uniforme à ses pieds pour les préserver de l’humidité ; le troisième drapa son manteau sur la fenêtre pour intercepter le froid ; le quatrième enfin se mit à chasser les mouches qui auraient pu réveiller son mari.

« Laissez-le, dit Marie Henrikovna en souriant timidement… Laissez-le, il a toujours le sommeil dur après une nuit blanche.

— Impossible ! répliqua l’officier ; il faut avoir soin du docteur : on ne sait pas ce qui peut arriver, et il me rendra la pareille lorsqu’il me coupera un bras ou une jambe. »

Il n’y avait en tout que trois verres, et l’eau était si sale, si jaune, qu’on ne pouvait guère juger si le thé était trop fort ou trop faible. Le samovar n’en contenait que six portions, mais on ne s’en plaignait pas : on trouvait même fort agréable d’attendre son tour d’après l’ancienneté, et de recevoir le breuvage brûlant des mains grassouillettes de Marie Henrikovna, dont les ongles, il est vrai, laissaient légèrement à désirer sous le rapport de la propreté. Tous paraissaient et étaient réelle-