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avec sincérité et désintéressement, comme l’avait adoré Rostow en 1808, et ne voyant en lui que qualités et vertus. Ceux-ci exaltaient sa modestie qui se refusait à prendre en mains le commandement de l’armée, tout en le blâmant de cette défiance exagérée : « Il devait, disaient-ils, se mettre franchement à la tête des troupes, former auprès de sa personne l’état-major du commandant en chef, prendre conseil des théoriciens aussi bien que des praticiens expérimentés, et conduire lui-même au combat ses soldats, que sa seule présence exalterait jusqu’au délire ! »

Le huitième parti, le plus nombreux, dans la proportion de 99 à 1 par rapport aux précédents, se composait de ceux qui ne désiraient particulièrement ni la paix ni la guerre : faire un mouvement offensif, rester dans un camp retranché sur la Drissa ou ailleurs, leur était aussi indifférent que de se voir commandés par l’Empereur en personne, par Barclay de Tolly, par Pfuhl ou par Bennigsen ; leur but unique et essentiel était d’attraper au vol le plus d’avantages et d’amusements possible. Se mettre en avant, se faire valoir dans ce bas-fond d’intrigues ténébreuses et enchevêtrées qui s’agitaient au quartier impérial, leur était plus facile qu’ailleurs en temps de paix. L’un, pour ne pas perdre sa position, soutenait Pfuhl aujourd’hui, devenait son adversaire le lendemain, et, le jour suivant, assurait, pour se dégager de toute responsabilité et pour plaire à l’Empereur, qu’il n’avait aucune conviction arrêtée à l’endroit de tel ou tel projet. Un autre, désireux de se bien poser, s’emparait d’une observation faite en passant par l’Empereur, pour la développer au conseil suivant, criait à tue-tête, gesticulait, se disputait, provoquait au besoin ceux qui étaient d’un avis contraire, afin d’attirer l’attention du Souverain et de témoigner de son dévouement au bien général. Un troisième profitait sans bruit d’une occasion favorable et de l’absence de ses ennemis pour demander, dans l’intervalle de deux conseils, et pour obtenir un secours d’argent en récompense de ses loyaux services, sachant à merveille qu’on aurait plus vite fait dans les circonstances présentes de lui accorder sa requête que de la lui refuser. Le quatrième se trouvait constamment, et par un pur effet du hasard, sur le chemin de l’Empereur, qui le voyait toujours accablé de travail. Le cinquième, afin de se faire inviter à la table impériale, défendait ou attaquait avec violence une opinion nouvellement adoptée, en se servant d’arguments plus ou moins justes.