Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/252

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que les apparences fussent restées les mêmes, les rapports intimes entre les habitants de Lissy-Gory s’étaient sensiblement modifiés : il existait deux camps dans cet intérieur, deux camps ennemis, qui ne s’entendaient jamais, mais qui, pour le prince André, renoncèrent momentanément à leurs habitudes. L’un se composait du vieux prince, de Mlle Bourrienne et de l’architecte ; l’autre, de la princesse Marie, du petit Nicolas, de son gouverneur, de la vieille bonne et de toutes les femmes de la maison.

Pendant son séjour on dîna ensemble, mais, en voyant l’embarras général, il s’aperçut bientôt qu’on le traitait comme un étranger en l’honneur de qui on faisait une exception. Il le sentit si bien, qu’il en fut gêné à son tour, et se réfugia dans un silence absolu. Cette situation tendue, trop visible pour passer inaperçue, rendit son père morose et taciturne, et aussitôt après dîner il se retira chez lui. Lorsque le prince André alla le trouver dans le courant de la soirée, et essaya de l’intéresser au récit de la campagne du jeune comte Kamensky, le vieux prince, au lieu de l’écouter, se répandit en invectives sur la conduite de la princesse Marie, sur ses superstitions et sur son inimitié envers Mlle Bourrienne, le seul être, assurait-il, qui lui fût sincèrement attaché…

« Sa fille lui rendait la vie dure, c’est pour cela qu’il était toujours malade… et elle gâtait l’enfant par son excès d’indulgence et ses sottes idées ! »

Au fond de son cœur il sentait bien qu’elle ne méritait pas cette pénible existence, et qu’il était son bourreau, mais il savait aussi qu’il ne pourrait jamais cesser de l’être et de la tourmenter.

« Pourquoi André, qui a tout remarqué, ne me parle-t-il pas de sa sœur ? s’était-il dit. Il croit donc que je suis un monstre, un imbécile qui, pour me ménager les bonnes grâces de la française, me suis éloigné sans raison de ma fille ?… Il ne comprend rien, il faut tout lui expliquer, il faut qu’il me comprenne !

— Je ne vous en aurais pas parlé si vous ne me l’eussiez pas demandé, répondit le prince André à cette confidence inattendue, sans lever les yeux sur son père, qu’il condamnait pour la première fois de sa vie… Mais, puisque vous le désirez, je vous en parlerai franchement : s’il est survenu un malentendu entre vous et Marie, ce n’est pas elle que j’en accuse, car je sais combien elle vous respecte et vous aime…