Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/244

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fants gâtés de la fortune. Oui, je le sais : vous avez fait la paix avec les Turcs, sans avoir obtenu la Moldavie et la Valachie. Et moi, j’aurais donné ces provinces à votre Empereur, tout comme je lui ai donné la Finlande ! Oui, je les lui aurais livrées, car je les lui avais promises, et maintenant il ne les aura pas ! Il aurait pourtant été heureux de les joindre à son Empire et d’étendre la Russie du golfe de Bothnie aux bouches du Danube. La grande Catherine n’aurait pu faire plus ! — poursuivit-il avec une animation toujours croissante, et en répétant à Balachow, à peu de chose près, les mêmes phrases qu’il avait déjà dites lors de l’entrevue de Tilsitt : — Tout cela, il l’aurait dû à mon amitié. Ah ! quel beau règne, quel beau règne !… — et, tirant de sa poche une petite tabatière en or, il l’ouvrit, et en aspira vivement le contenu. — Quel beau règne aurait pu être celui de l’Empereur Alexandre ! — Il regarda Balachow avec un air de compassion, et se remit à parler aussitôt que celui-ci tenta de dire quelques mots : — Que pouvait-il désirer et chercher de mieux que mon amitié ? — poursuivit-il en haussant les épaules. — Non, il a trouvé préférable de s’entourer de mes ennemis, tels que les Stein, les Armfeldt, les Bennigsen, les Wintzingerode ! Stein, un traître chassé de sa patrie ; Armfeldt, un intrigant corrompu ; Wintzingerode, un déserteur français ; Bennigsen, plus militaire que les autres, mais tout aussi insuffisant, Bennigsen, qui n’a rien su faire en 1807, et dont la présence seule aurait dû lui rappeler d’horribles souvenirs !… Supposons qu’ils soient capables, — continua Napoléon, entraîné par les arguments qui se succédaient en foule dans son esprit à l’appui de sa force et de son droit, ce qui revenait au même à ses yeux. — Mais non, ils ne sont bons à rien, ni en temps de guerre, ni en temps de paix. Barclay est le meilleur d’entre eux, dit-on, mais je ne saurais être de cet avis, à en juger par ses premières marches… Et que font-ils tous ces courtisans ? Pfuhl propose, Armfeldt discute, Bennigsen examine et Barclay, appelé pour agir, ne sait quel parti prendre ! Bagration est le seul homme de guerre : il est bête, mais il a de l’expérience, du coup d’œil et de la décision !… Et quel est, je vous prie, le rôle que joue votre jeune Empereur au milieu de toutes ces nullités, qui le compromettent et finissent par le rendre responsable des faits accomplis ? Un souverain ne doit être à l’armée que quand il est général ! — Et il lança ces paroles comme un défi à l’Empereur, sachant parfaitement à quel point celui-ci tenait à