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portant ses yeux sur Araktchéïew, avait remarqué son trouble à l’apparition de Balachow ; il le vit se placer en avant, comme s’il s’attendait à être interpellé par l’Empereur. À ce mouvement du ministre de la guerre, Boris comprit qu’il était jaloux de Balachow, et lui en voulait d’avoir la chance de transmettre à Sa Majesté une nouvelle de haute importance. Se voyant oublié, il les suivit, à vingt pas de distance, dans le jardin illuminé, en jetant autour de lui des regards furibonds.

Boris, tourmenté du désir d’apprendre un des premiers quelle était cette grave nouvelle, murmura tout à coup à l’oreille d’Hélène qu’il allait prier la comtesse Potocka de leur faire vis-à-vis ; la comtesse était en ce moment sur le perron : au moment où il arrivait près d’elle, il s’arrêta court à la vue de l’Empereur, qui rentrait avec Balachow. Faisant semblant de ne pas avoir le temps de s’écarter, il se serra contre la porte, inclina la tête avec respect, et entendit Alexandre dire, avec l’émotion d’un homme qui aurait reçu une offense personnelle :

« Entrer en Russie, sans avoir déclaré la guerre ! Je ne ferai la paix que lorsqu’il ne restera plus un seul ennemi sur le sol de mon Empire ! » Boris crut s’apercevoir que l’Empereur éprouvait une certaine satisfaction à s’exprimer ainsi, et à donner cette forme à sa pensée, mais qu’en même temps il était mécontent d’avoir été entendu par lui.

« Que personne n’en sache rien ! » ajouta-t-il en fronçant les sourcils. Boris, devinant que cette parole lui était adressée, baissa les yeux, et inclina de nouveau la tête. L’Empereur rentra dans la salle de bal et y resta encore une demi-heure environ.

Droubetzkoï, ayant ainsi été, grâce au hasard, le premier à connaître le passage du Niémen par les troupes françaises, profita de cette bonne fortune pour faire croire à quelques personnages importants qu’il en savait souvent plus long qu’eux, ce qui le grandit singulièrement dans leur opinion.

Cette nouvelle fut un coup de foudre ! Reçue pendant un bal et après un mois d’attente, elle semblait encore plus incroyable ! L’Empereur, sous la première impression d’indignation et de colère, avait trouvé la phrase, devenue plus tard célèbre, qu’il se plaisait à répéter et qui exprimait parfaitement ses sentiments. Rentré à deux heures de la nuit, il envoya chercher son secrétaire Schischkow, et lui dicta un ordre du jour aux troupes et un rescrit au maréchal prince Soltykow, dans lequel