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Anatole le regarda, plongea vivement sa main dans sa poche et en retira un portefeuille.

Pierre saisit la lettre qu’il lui tendit, et, le poussant avec force de côté, se laissa tomber sur le divan :

« Je ne vous toucherai pas, ne craignez rien, » ajouta-t-il en répondant à un geste terrifié d’Anatole. « Les lettres d’abord ! continua Pierre avec une nouvelle insistance… Ensuite vous quitterez Moscou demain même !

— Mais comment pourrais-je… ?

— Troisièmement, vous ne direz jamais un mot, une syllabe de ce qui s’est passé entre vous et la comtesse : je n’ai pas sans doute le moyen de vous y contraindre, mais si vous avez conservé un reste d’honnêteté, vous… »

Il se leva et fit quelques pas en silence. Anatole, assis à une table, se mordait les lèvres et fronçait les sourcils.

« Vous devez pourtant comprendre qu’en dehors de vos plaisirs il y a le bonheur et le repos d’autrui, et que, pour vous amuser, vous ruinez toute une existence. Amusez-vous avec des femmes comme la mienne, si cela vous plaît : celles-là, du moins, savent ce qu’on attend d’elles, et avec elles vous êtes dans votre droit : elles ont, pour se défendre, les mêmes armes que vous, l’expérience que donne la corruption ! Mais promettre le mariage à une jeune fille, la tromper, lui voler son honneur… ! Comment ne voyez-vous pas que c’est aussi lâche que de frapper un vieillard ou un enfant !… » Pierre se tut et regarda sans colère Anatole d’un air interrogateur.

« Ma foi, je n’en sais rien, répliqua Anatole qui retrouvait son aplomb à mesure que Pierre se calmait. Je n’en sais rien et n’en veux rien savoir, mais vous m’avez dit des choses que, comme homme d’honneur, je ne saurais ni entendre ni ne laisser dire. »

Pierre le regarda stupéfait, et se demanda où il voulait en venir.

« Bien que vous me les ayez dites en tête-à-tête, je ne puis pas les…

— Vous me demandez satisfaction ? dit Pierre avec ironie.

— Vous pouvez au moins rétracter vos paroles… si vous tenez à ce que j’agisse comme vous le désirez… Hein ?

— Je les rétracte, je les rétracte, et vous prie de m’excuser, murmura Pierre en regardant involontairement le trou qu’avait laissé après lui le bouton qu’il avait arraché. Et je puis même vous offrir de l’argent pour faire la route, s’il vous en faut ? »