Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/208

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


« Il l’apprendra, bien sûr, ainsi que ton frère et ton fiancé !

— Je n’ai plus de fiancé, je l’ai refusé ! s’écria Natacha avec colère.

— Peu importe ! reprit Marie Dmitrievna. Que diront-ils, eux ? Je connais ton père… il est capable de le provoquer ! Et alors qu’arrivera-t-il ?

— Laissez-moi, laissez-moi ! Pourquoi avez-vous tout dérangé, pourquoi ? Qui vous en avait priée ? » Et Natacha, élevant la voix, se souleva en jetant un regard farouche à Marie Dmitrievna.

« Mais où donc en voulais-tu venir ? répliqua celle-ci, qui ne se contenait plus… T’enfermait-on à triple tour ? Qui l’empêchait, lui, de te voir chez moi ? Pourquoi t’enlever comme une bohémienne ? Tu crois donc qu’on ne t’aurait pas rattrapée ?… Quant à lui, c’est un vaurien, un scélérat !

— Il vaut mieux que vous tous ! Si vous ne m’aviez pas empêchée… Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi tout cela ? Allez-vous-en, allez-vous-en ! » Et elle pleurait avec ce désespoir sans bornes auquel s’abandonnent ceux qui sentent qu’ils sont eux-mêmes la cause de leur malheur.

Marie Dmitrievna essaya de la calmer, mais Natacha, se redressant tout à coup et retombant sur le canapé, s’écria : « Sortez, sortez, vous me méprisez, vous me détestez ! »

Marie Dmitrievna tint bon, et continua à la sermonner et à lui répéter combien il était urgent de cacher ce déplorable scandale à son père, et que personne n’en saurait rien si elle consentait à ne pas se trahir. Natacha ne disait mot, ses larmes cessèrent, et le frisson et le tremblement de la fièvre s’emparèrent d’elle. Marie Dmitrievna lui glissa un oreiller sous la tête, la couvrit de deux couvertures bien chaudes, et la quitta, persuadée qu’elle finirait par s’endormir. Mais le sommeil ne lui vint pas : ses yeux restèrent grands ouverts et fixes, son visage conserva une pâleur mate, elle ne versa plus une larme, et Sonia, qui s’approcha d’elle à plusieurs reprises pendant cette longue nuit, ne put en tirer un seul mot.

Le comte revint le lendemain pour l’heure du déjeuner. Il était de très belle humeur : sa vente ayant été heureusement terminée, rien ne le retenait plus à Moscou, et il avait hâte d’aller retrouver la comtesse, qui lui manquait. Marie Dmitrievna lui annonça que, sa fille s’étant trouvée sérieusement malade la veille, elle avait fait venir un médecin, et que d’ailleurs elle allait maintenant beaucoup mieux. Natacha gardait la