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écoute. » Alors elle l’attira à elle, en l’embrassant de force : « J’avais souvent entendu dire, et toi aussi sans doute, qu’un pareil amour existait, mais je ne l’avais pas encore éprouvé… il est tout différent de l’autre ! À peine l’ai-je entrevu, que j’ai deviné en lui mon maître, je me suis sentie son esclave ! il m’a fallu l’aimer ! Oui, son esclave ! Quoi qu’il m’ordonne, je le ferai… Tu ne comprends pas cela ? Ce n’est pas ma faute !

— Mais penses-y donc !… Je ne peux laisser les choses se passer ainsi… et cette lettre reçue en cachette ? Comment as-tu pu l’accepter ? poursuivit Sonia, qui ne pouvait parvenir à dissimuler ni sa frayeur ni sa répugnance.

— Je n’ai plus de volonté, je te l’ai dit, je l’aime, c’est tout ? s’écria Natacha avec une exaltation croissante, où se mêlait cependant une certaine crainte.

— S’il en est ainsi, j’empêcherai cela, je te le jure, je dirai tout. » Et des larmes jaillirent des yeux de Sonia.

— Au nom du ciel, ne le fais pas… Si tu en parles, je ne te connais plus… Tu veux donc mon malheur, tu veux que l’on nous sépare !… »

Sonia eut honte et pitié de sa terreur : « Qu’y a-t-il eu entre vous ? Que t’a-t-il dit ? Pourquoi ne vient-il pas ici, chez nous ?

— Sonia, je t’en supplie, dit Natacha sans répondre à sa question, ne me tourmente pas ; au nom du ciel, rappelle-toi que personne ne doit se mêler de cela, car je me suis confiée à toi.

— Mais pourquoi tous ces mystères ? Pourquoi ne demande-t-il pas tout simplement ta main ? Le prince André t’a laissée entièrement libre d’en disposer… As-tu pensé, as-tu cherché à découvrir quelles sont « les raisons secrètes » de sa conduite ? »

Natacha, stupéfaite, fixa ses regards sur Sonia ; cette question se présentait à elle pour la première fois, elle ne savait qu’y répondre :

« Ses raisons secrètes ? répéta-t-elle… il y en a, voilà tout ! »

Sonia soupira et secoua la tête :

« Si ses raisons étaient bonnes… » dit-elle. Natacha, devinant ce qu’elle allait dire, l’interrompit vivement.

« Sonia, on ne doit pas douter de lui, on ne le doit pas !

— Est-ce qu’il t’aime ?

— S’il m’aime ? répliqua Natacha en souriant avec mépris à l’aveuglement de son amie. Tu as lu sa lettre, tu l’as lue et tu le demandes ?…