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toujours les jambes nues, se plaça alors dans le coin de droite ; les chapeaux chinois et les trompettes redoublèrent d’entrain, et il s’élança à son tour en gigotant dans les airs : c’était Duport, qui touchait 60 000 francs par an pour exécuter ces entrechats. À ce moment, l’enthousiasme du parterre, du paradis, des loges, ne connut plus de bornes : on battit des mains, on cria, on trépigna, et le danseur s’arrêta pour sourire et saluer dans toutes les directions. Les danses recommencèrent jusqu’au moment où le roi prononça quelques paroles en cadence, et tous chantèrent en chœur. Mais voilà que tout à coup une tempête éclate, avec accompagnement de gammes et d’accords en mineur à l’orchestre : la foule se disperse en courant, entraîne avec elle la jeune fille en chemise, et la toile tombe ! Le public se reprit à crier de plus belle et à rappeler Duport avec un enthousiasme indescriptible. Non seulement Natacha ne trouvait plus à cela rien de bizarre, mais elle souriait, au contraire, à tout ce qu’elle voyait.

« N’est-ce pas qu’il est admirable, ce Duport ? lui demanda Hélène.

— Oh oui ! » répondit Natacha.


X

La porte de la loge de la belle comtesse s’ouvrit pendant l’entr’acte ; un courant d’air froid y pénétra en même temps qu’Anatole, qui, le corps incliné, s’avançait avec précaution pour ne rien déranger :

« Laissez-moi vous présenter mon frère, » dit Hélène, dont les yeux se portèrent avec une vague préoccupation de Natacha sur Anatole. Natacha tourna sa jolie tête vers ce beau garçon, qui lui parut aussi beau de près que de loin, et lui sourit par dessus son épaule. Il s’assit derrière elle, et l’assura qu’il désirait depuis longtemps lui être présenté, depuis qu’il avait eu le plaisir de la voir au bal des Naryschkine. Kouraguine causait tout autrement avec les femmes qu’avec les hommes ; naturel et, bon enfant avec les premières, il surprit agréablement Natacha par sa simplicité et la naïve bienveillance de son abord, et, malgré tout ce qui se débitait sur son compte, il ne lui inspira aucune crainte.